L’histoire de Chertsey commence au début du XIXème siècle au fur et à mesure que les basses terres de la plaine du Saint-Laurent devenaient trop peuplées. Terrain de chasse et pêche pour les algonquins et les attikameks, le paysage s’est modifié quand les premiers arrivants ont coupé les forêts de pin blanc et rouge caractéristiques de la région pour le transformer en terres de culture et en prairies.
Le territoire amérindien
On a très peu d’informations sur les amérindiens qui vivaient dans la région avant l’arrivée des européens. Dans une lettre écrite en 1870, J. H. Dorwin raconte qu’en 1762 le responsable des affaires indiennes pour l’Amérique du Nord britannique sir William Johnson aurait concédé le territoire au nord de la jonction des rivières Ouareau et L’Assomption à un chef indien comme territoire de chasse.
Dans les archives on remarque une présence amérindienne ancienne dans le secteur des 3 chutes de la rivière Jean-Venne et je crois en avoir trouvé des traces sur mon terrain:
Lire: Archéologie amérindienne
En 1842 un groupe d’Indiens a déposé une pétition pour obtenir du gouvernement des terres dans les Townships de Rawdon et Chertsey. La liste de ces Indiens et leur pétition ont été conservés aux Archives du Canada. C’était un groupe de Wolastoqiyik de la rivière St-Jean au Nouveau-Brunswick qui s’était d’abord installés à St-Joseph de Maskinongé vers 1820. Ils sont mieux connus au Québec sous le nom de Malécites ou Etchemins. Michel Nicolas qui semble avoir dirigé ce groupe a donné son nom à la Chute-à-Michel de la rivière Jean-Venne.
Lire: Les Indiens Wolastoqiyik de Rawdon et Chertsey
Le Québec en 1850
L’histoire de Chertsey ressemble à celle des villages des Laurentides colonisés au XIXème siècle. Autour des années 1840 une crise agricole et politique frappe le Bas-Canada. Dans la plaine du Saint-Laurent toutes les terres des seigneuries ont été concédées et redivisées pendant plusieurs générations. En plus il semble que de nombreuses terres à blé s’épuisent, particulièrement dans la plaine au nord de Montréal. Les jeunes doivent trouver de nouvelles terres où s’établir.
Les premiers squatters
Depuis le début du siècle l’industrie du bois s’est organisée et profite du commerce mondialisé qui se met en place: le pin équarri et le bois de charpente sont les produits exportables. Le gouvernement tente donc de contrôler ce commerce pour en tirer sa part de profit en établissant un système de concession mais la situation est anarchique, quelques squatters se sont déjà installés dans la région et ont commencé à exploiter le bois le plus facilement accessible.
Le canton de Rawdon au sud a été colonisé à partir de 1820 et s’est peuplé assez rapidement, au recensement de 1844 il compte déjà plus de 2600 habitants. Joseph Bouchette en 1832 mentionne des squatters dans le canton de Chertsey.
L’histoire de Chertsey a donc du commencer vers 1820 par la coupe intensive des arbres matures qui constituaient la forêt originelle de pins blanc et rouge. On peut imaginer que des squatters ont d’abord survécu en exploitant les plus beaux arbres au bord des rivières. Des familles se sont établies dans les clairières leur fournissant des chevaux et du foin. En été ils faisaient un peu d’agriculture. Puis les compagnies comme celle de J.H. Dorwin sont arrivées et les ont embauchés comme travailleurs saisonniers pour vider le reste de la forêt. Comme c’est une industrie qui demande une grosse main d’œuvre et beaucoup de chevaux, le nombre de squatters a du augmenter rapidement. C’étaient des canadiens et des irlandais, beaucoup de jeunes célibataires très mobiles cherchant à s’établir sans avoir le capital nécessaire.
Dans le livre « L’activité économique de Barthélémy Joliette et la fondation du Village d’Industrie » de J. C. Robert j’ai trouvé la mention d’un contrat passé en 1835 entre Joliette et un cultivateur de Kildare pour la fourniture de 5.000 billots de pin équarri à prendre dans le canton de Chertsey.
La colonisation
Après le passage des spéculateurs la forêt a été bûchée et est jonchée des rebuts de bois de l’exploitation du pin, il y a de fréquents feux de forêt. Les premiers colons vivent très pauvrement sur des terres à dessoucher qui ne produisent presque rien et doivent multiplier les métiers pour survivre.
La forêt est la principale ressource pour les familles qui s’installent. Travail aux chantiers l’hiver, exploitation du bois sur la ferme à temps perdu, fabrication de potasse à partir des cendres, écorce de pruche pour le tanin, sucre d’érable au printemps, tout est bon et on en retire ce qu’on peut. Toute la famille participe au travail et on vit presque en autarcie avec les maigres produits de la ferme, la chasse et la pêche.
L’exploitation du bois se fait par les rivières. Elles doivent être aménagées pour la drave, les arbres sur les rives sont coupés, des rochers déplacés. La forêt se modifie, le peuplier, le tremble, le bouleau blanc remplacent le pin, l’épinette se raréfie remplacée par le sapin. Quand les premiers chemins sont créés par le gouvernement on n’est donc plus en territoire vierge ou inconnu, on circule déjà par des chemins forestiers.
La Société des Défricheurs
En 1848 le curé de St-Jacques de l’Achigan Jean-Romuald Paré fonde la Société des Défricheurs avec les notables du comté et les autorités gouvernementales. Son objectif est d’encadrer et de soutenir le mouvement de colonisation dans les comtés de Chertsey et Wexford (Entrelacs). Magloire Granger propriétaire du premier magasin général, Alexander Daly, agent des terres de la couronne et Francis Quinn arpenteur du gouvernement en font partie.
Organisation du territoire
Le canton (township) de Chertsey a été délimité en 1792 par le gouvernement, il fait 100 miles carré. L’arpentage et la subdivision des 4 premiers rangs est faite en 1847 par J. Dignam. En 1849 F. Quinn subdivise les lots des rangs 5 à 8. Le premier recensement de 1851 dénombre 413 personnes, des canadiens français en majorité mais aussi beaucoup d’irlandais et d’anglais venus de Rawdon.
L’habitat est très dispersé. Chaque famille s’installe sur son lot et il n’y a pas de centre. Des chemins forestiers suivent les rangs pour desservir les lots au fur et à mesure des défrichements, chacun fait son bout de chemin. Une première chapelle, Notre-Dame-de-Bon-Secours, est construite en 1850-51, la bénédiction des cloches a lieu en 1853. Elle dessert 400 paroissiens venant de loin aux alentours.
Un lot de 100 acres situé dans les cantons peut être acheté à la couronne au coût de 30 $ dont 1/5 est payable à l’achat et le reste en 4 ans. Le propriétaire doit y construire une maison dans les 6 mois suivants et en défricher 10 acres dans les 4 années à venir, conditions qui sont rarement respectées. En 1857 la municipalité enregistre 250 lots occupés. En 1863 seulement 10 ont leurs lettres patentes. En 1861 la population a doublé: 919 habitants.
Pour faciliter la colonisation et la vente des lots le gouvernement doit créer des routes carrossables. Un premier chemin part de Sainte-Sophie vers Saint-Calixte et rejoint Rawdon et Chertsey par le sud dès 1852. Un 2ème chemin gouvernemental est commencé en 1854. Il arrive de Rawdon par le Lac Brûlé, traverse la rivière Ouareau au Pont du Gouvernement, passe au sud du lac Daly, croise le Chemin Rochon et rejoint le chemin Michel près du chemin Irène. Il traverse ensuite la rivière Jean-Venne au pont Grégoire et continue vers le lac Michel (Chantelle). On projetait de le continuer ensuite vers le nord, pour ouvrir de nouveaux territoires.
Ces travaux ne se font pas sans difficultés. J’ai retrouvé sur internet le rapport d’une commission d’enquête du Parlement du Canada à Toronto à propos de la construction du chemin du Pont du Gouvernement par l’agent des terres Alexander Daly à la suite d’une pétition de 190 citoyens de Chertsey et Rawdon. C’est un long document de 70 pages (en anglais) qui donne un portrait très fidèle des tensions politiques et économiques à la fondation du village.
Sur la carte suivante on voit le tracé des anciennes routes du canton dessiné par Magloire Granger, premier secrétaire-trésorier de la municipalité du canton de Chertsey quand il a fait le recensement de 1861 pour le gouvernement.
Les chemins ont été en partie modifiés depuis ce temps ce qui rend la carte difficile à lire.
Le village Lafontaine
Dès 1849 F. Quinn propose au gouvernement d’établir le village au centre du canton sur le 5ème rang lots 18, 19 et 20. À cette époque les villages n’ont pas de centre et ce sont les autorités qui le déterminent. En le situant au centre du canton, on favorise ainsi l’occupation maximale du territoire. Il y a en plus une rivière assez puissante pour actionner des moulins.
Dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Village Lafontaine (du nom du premier ministre de l’époque) sur le chemin Michel un plan est fait par F. Quinn dessinant un village standard semblable à celui de Rawdon. 18 lots de 100 pieds par 150 environ sont délimités, des emplacements réservés pour l’église, le cimetière, l’école, la cour de justice et le marché.
Avec la construction du chemin du gouvernement à partir de 1853 quelques colons s’y établissent et en 1856 lors de la création officielle de la municipalité ils sont assez influents pour forcer la décision qui est très controversée de la construction de l’église paroissiale à cet emplacement en 1859. Pour de nombreux paroissiens, la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours est plus pratique, desservant aussi les colons du nord de Saint-Calixte, d’Entrelacs et de Notre-Dame-de-la-Merci.
Les premiers marguilliers sont François Dupuis, Joseph Poudrier et Marc Granger, la bénédiction des cloches a lieu le 3 novembre 1859.
Saint-Théodore de Chertsey
En 1856 la municipalité du canton de Chertsey est incorporée et le premier maire élu est Cyrille Morin, propriétaire d’un des moulins à scie du Village Lafontaine. En 1859 l’église et le presbytère sont construits par François Mercier au coût de $750. Théodore Plamondon chanoine de Montréal aurait donné son nom à la paroisse.
Magloire Granger, propriétaire du magasin général, s’installe sur le lot 19 près de l’église en 1856. Le 31 mars 1856 Magloire Granger commerçant de St-Jacques a vendu ses propriétés pour déménager son commerce à Chertsey.
François Mercier opère un moulin à farine et un moulin à bois, il habite sur le lot 18 et sa maison sert d’école. Cyrille Morin était juge de paix à St-Jacques, c’est un homme instruit; il s’installe en 1854 et construit son moulin à scie. Damien, Delphin et Adrien Morin, Michel Hémond, Bélony Sylvestre et Gilbert Barette, agriculteurs sont les autres habitants du village. Le magasin général, l’école, le bureau de poste, la forge s’établissent, un village s’organise.
Pourtant la grogne gronde car l’église est difficile d’accès pour la majorité des habitants. Jamais vraiment terminée elle est en mauvais état. Des pétitions sont adressées en 1857 et 1863 (plus de 150 signataires) à l’évêque pour en construire une nouvelle sur le 3ème rang, sans résultat.
La situation change quand l’évêché érige le territoire de la paroisse Saint-Théodore de Chertsey en 1866. La paroisse doit desservir Chertsey mais aussi le nord de Saint-Calixte et Entrelacs. Le territoire de la municipalité et celui de la paroisse ne coïncident plus et le centre se déplace au bénéfice des habitants du 3ème rang qui obtiennent finalement gain de cause. Une nouvelle église est construite en 1869 près de l’emplacement de la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours et le village a trouvé son centre de gravité. Les défrichements et la colonisation se feront surtout au sud du territoire.
Des débuts difficiles
La vie de ces premiers colons n’est pas facile. Ils dépendent de l’industrie du bois qui est très incertaine. Quand un hiver il n’y a pas de travail aux chantiers c’est la famine comme pour la famille Brien en 1856.
« En 1863 survient une crise sans précédent dans l’histoire de la paroisse. La misère règne dans nos quartiers, écrit M. Maréchal. Les cultivateurs n’ont pas de foin, ils nourrissent leurs animaux avec les grains de semence et la paille des toits de chaume… Il est question de recourir aux Chambres pour obtenir du secours, spécialement pour les habitants de Chertsey et des townships…
Aux prises avec ces difficultés morales et les problèmes économiques de la misère, le zélé pasteur aidé en particulier d’Aimé Dugas, de Magloire Granger, de Médéric Foucher, etc.,se montra à la hauteur de sa tâche en livrant une guerre sans merci à l’intempérance, en favorisant l’éducation… »
« Une nouvelle Acadie, Saint-Jacques de l’Achigan » Guy Courteau p. 116-117
Carte de 1860 avec les noms des propriétaires de lots dessinée par Francis Quinn
Documents d’archive
1857-58
Population 800, courrier hebdomadaire. Magloire Granger est marchand général, maître de poste et conseiller. Les autres conseillers sont J. Morin, maire (Cyrille en réalité), Thomas Holtby, O. Leblanc et James Mason. Il y a ensuite les propriétaires de moulins, signe de leur importance, Jean Laprairie et Daniel Truesdel.
1871
Population 100 (? une autre erreur), courrier hebdomadaire. Thomas Holtby est maire et de nouveaux commerces ont ouvert. Alexis-Henri Coutu est curé, la vie s’organise.
Le déménagement de l’église
Les séances du conseil de la fabrique de la paroisse ont du être passablement orageuses pendant ces années de fondation. En 1866 l’église du village Lafontaine est endommagée et la Fabrique décide de la démolir ainsi que le presbytère pour en construire une nouvelle au village actuel. Plusieurs citoyens du village Lafontaine tentent d’empêcher le sacrilège en se barricadant dans l’église avec des armes. Ils ont financé et construit cette église et ils se sentent trahis par les autorités. Ils se rendent sans effusion de sang mais plusieurs abjurent leur foi et deviennent protestants, une décision rarissime à l’époque.
Lire: Des missionnaires protestants à Chertsey en 1867
La légende a un peu transformé la réalité puisqu’on trouve 2 versions de cette histoire:
Marcel Fournier dans son livre consacré à Chertsey rapporte le témoignage d’un certain Louis Dupras:
Le matin qu’on a démoli la vieille église, le curé Thibodeau était présent sur les lieux. Il y avait deux ou trois prêtres avec lui. Il donna ordre aux ouvriers de défoncer la porte. Pierre Béland (en face de Louis Tremblay, lot d’Olivier Rivest) enfonça la porte cadenassée par les gens du village Lafontaine. Isaïe Bourgeois, père d’Ulric, resta toujours de mauvaise humeur ; il portait, ce matin-là, un couteau à boucherie en gaine. Il vint à l’église ici. Un autre portait un fusil. Le petit groupe de militants borna là sa résistance. David Granger, Romuald (Magloire) Granger et Cyrille Morin se firent protestants. David est parti pour Saint-Alphonse, sa femme était maîtresse d’école. A part ces trois, tous les autres vinrent à la nouvelle église.
Dans une lettre trouvée à la Société d’Histoire de Joliette une personne non identifiée raconte sa version des événements:
L’affaire fut certainement sérieuse, surtout lorsqu’il s’agit de transporter à la nouvelle église les ornements et le mobilier de l’ancienne. Les charretiers qui se rendirent pour en faire le transport trouvèrent les familles susnommées en armes sur le perron de leur église. On leur fit défense sous peine de mort de toucher à quoi que ce soit. Forcément ils revinrent bredouilles et ce ne fut qu’à force de pourparlers et surtout par l’acte courageux de quelques citoyens qui forcèrent le blocus qu’on put transporter les objets en litige. Longtemps les gens n’allèrent pas à la messe du dimanche matin. Le père Dulong qui avait trois de ses fils dans son voisinage alla les trouver et leur dit: « Ce matin on va à la messe, je m’ennuie du bon Dieu. Suivez moi on fait une bêtise ». Les fils écoutèrent et et les voisins revinrent, à part Damien Lussier.
En lisant le document au complet on se rend compte que la famille Morin qui possédait le moulin à scie et les terres au sud du village Lafontaine était particulièrement enragée. Le père Cyrille avait été le premier maire de Chertsey en 1856 et c’était leur village. Damien Morin déménagea et rejoignit l’église protestante très controversée du père Chiniquy.
Sources:
Pour rédiger cet article j’ai commencé par lire « Histoire de Chertsey » de Marcel Fournier. J’ai ensuite fait des recherches personnelles pour mieux comprendre aux archives de la Société d’Histoire de Joliette, à la BANQ ainsi que sur internet.
Un gros merci pour ces renseignements et photos…
J’aimerais aller sur place pour voir de mes yeux car j’adore l’histoire de Chertsey, puisque j’y reside depuis 1987.