Pour le centenaire du village d’Industrie célébré en 1923 les journaux de Joliette ont publié de nombreux articles historiques. Les élèves du Collège Joliette ont participé aux commémorations en écrivant des poèmes et j’imagine que la concurrence avait été forte pour les faire publier. Le journal l’Action Populaire avait aussi republié une série d’articles sur l’histoire légendaire du Vieux Moulin qui est encore aujourd’hui un lieu très fréquenté au sud de Joliette.
Enfant de Joliette et de son Séminaire, j’admire tes vertus, illustre fondateur.

Le site du Vieux Moulin
Les habitants de Joliette aiment bien commémorer les anniversaires de la fondation de leur ville. En 1893 ils avaient déjà célébré les 50 ans de la fondation de la paroisse, en 1923 ils ont commémoré les 100 ans du village d’Industrie, en 1964 la ville a commémoré les 100 ans de l’incorporation de la ville de Joliette (15 octobre 1863!!!). En 1893 l’éditeur du journal L’Étoile du Nord avait publié un livre commémoratif illustré par les premières photos de la ville de Joliette dont une montrant les ruines du Vieux Moulin. On ne voit pas grand chose sur la photo, juste qu’il y avait beaucoup moins d’arbres qu’aujourd’hui sur les rives de la rivière en 1893; on ne voit pas de ruines.
Le texte qui accompagnait cette photo est grandiloquent. Le Vieux Moulin dont la fondation remonte à une haute antiquité ! Le moulin avait été démoli après 1823 quand les moulins du village d’Industrie avaient été érigés, ses mécanismes auraient été transférés dans les nouveaux moulins du village d’Industrie selon la tradition.
Le 9 octobre 1769 les seigneurs Pierre-Paul Margane de Lavaltrie et sa sœur avaient accordé à Antoine Beaudry fils le droit de construire un moulin à scie sur la rivière de l’Assomption: vente du droit de construire un moulin à scie par M. et Melle de Lavaltrie. Le site exact de ce moulin à scie n’est pas connu mais en 1798 un moulin banal à farine avait été construit pour les censitaires de la paroisse de St-Paul.
… Pierre-Paul Margane de Lavaltrie, en sa qualité de seigneur du lieu, a fait construire un moulin près de l’actuelle station de pompage du Vieux-Moulin. D’ailleurs un procès-verbal du grand voyer daté du 14 février 1798 mentionne la présence d’un moulin banal et d’un chemin d’accès.
Claude Martel – Histoire de Joliette 2015
La plus ancienne carte montrant le site du Vieux Moulin date de 1835; les îles situées en aval s’appellent aujourd’hui les îles Vessot et tout ce secteur a été construit récemment. La piste cyclable longe la rive droite de la rivière de l’Assomption et la traverse en passant par une des îles.
Il y avait 4 îles, il n’y en a plus que 2 aujourd’hui et toute la pointe à Jos. Desmarais a été construite. Deux passerelles permettent aux piétons et aux cyclistes de traverser la rivière.
La rivière de l’Assomption fait de nombreux méandres et elle est ponctuée de quelques rapides. Un peu en aval vis à vis du club de golf Base-de-Roc il y avait aussi des moulins à scies construits vers 1800 sur la pointe Argenteuil. Un autre plan de la seigneurie de Lavaltrie qui n’est pas daté montre le chemin venant de St-Paul et menant au Vieux Moulin qui existe encore et s’appelle chemin du Vieux Moulin. On voit aussi sur ce plan qu’il y avait 4 îles en amont du moulin et 4 en aval.
Le Vieux Moulin – chapitre 1
C’est amusant de lire ces chroniques de 1923, depuis 100 ans nos journalistes ont perdu ce souci de l’éloquence et de l’érudition. Plus personne ne rédigerait un texte aussi long et poétique pour décrire un site touristique, une promenade que les joliétains faisaient les fins de semaine: pas un élève de toutes les générations sorties de notre Collège qui ne soit allé folâtrer autour des ruines du Vieux Moulin.
Le texte commence par la première strophe d’un poème, nous verrons qu’il a été composé par Sylvestre Sylvestre qui signe S. S.
Quand des feux de l’été la grève s’illumine,
S. S.
ll m’est doux de rêver sous la croulante ruine,
Dernier débris du vieux moulin.
Quand, libre de l’étude, on me mène au rivage
Où languit oublié ce granit d’un autre âge,
Je lui souris dans le lointain.
Le voyageur qui vers la mi-juin s’éloigne de Joliette par le sud de la ville foule un chemin formé d’un sable fin, brûlé au contact des rayons solaires, cédant jusqu’à une certaine profondeur sous la pression de ses pas, mais qui ne tarde pas à se changer en une terre plus ferme pour se couvrir à quelque distance d’herbes vertes.
Peu à peu la route se borde de rosiers sauvages ou de mûriers; tantôt elle s’approche d’une rive escarpée au bas de laquelle l’Assomption roule en mugissant ses flots qui déchirent partout des roches aigues, tantôt elle se découpe sur une campagne verdoyante. Aux abords de la ville s’offrent ça et là quelques habitations dont l’une se cache sous de grands arbres tandis que les autres étalent toutes leurs richesses légumières symétriquement rangées dans l’enclos des jardins.
Cependant, à mesure que la distance augmente entre le touriste et la ville, la culture s’attriste, les champs sont embarrassés de taillis; une seule maison se rencontre encore, elle est basse et bien chétive. Sur la gauche une lande écorchée par le vent ne présente plus que quelques arêtes sablonneuses ; à droite bientôt la forêt commence, et le chemin. se précipitant tout à coup, forme une pente rapide, tandis qu’une courbe profonde la ramène près de la rivière.
Dans le triangle déterminé par la voie publique à droite et les eaux à gauche, une ravissante perspective vient soudainement frapper la vue par des tons variés et des ombres dont le peintre essaierait vainement de reproduire l’effet; le tout enchâssé comme une coupe d’émeraude dans des bords de gazon et de feuillage et placé sous un ciel profond aux reflets d’azur, où flottent quelques petits nuages légèrement teints de pourpre ou lamés d’argent, tels que des flocons de laine dérobés aux buissons pour être semés sur la surface des flots bleus.
La rivière vers laquelle s’incline doucement la rive droite et qui voit l’autre bord suspendre au-dessus de son sein d ’énormes roches à la crête chevelue, réunit en cet endroit ses ondes qu’elle retient un instant captives, pour les précipiter tout à coup avec fracas dans une déchirure profonde de son lit rocailleux. Cette cascade dont la grande voix mugit sans cesse, dont les eaux se soulèvent en tourbillons écumeux, se tordent et fuient rapides, est le plus bel ornement du paysage.
Le regard s’arrête ensuite avec curiosité sur une vieille ruine qui, malgré sa tête chenue, son pied calciné, ses flancs pleins de lézardes dresse encore avec fierté ses pierres d’un autre âge, étale avec orgueil les décombres dont elle a jonché le sol, semble se targuer des couleurs grises dont elle tache un tableau éblouissant de jeunesse et de vie. Ce pan de cheminée, dernier vestige d’un édifice dont les renflements et les nombreuses dépressions du terrain indiquent l’ancienne étendue, est ce qui porte encore le nom de “ Vieux Moulin ».
Le site a des aspects pittoresques, tant de lumière et de vivacité, surtout tant de sauvage poésie, que le promeneur ne peut s’empêcher d’y diriger souvent, ses pas pour y rêver sous l’ombrage, bercé par le sourd grondement des ondes ou les airs joyeux des bandes ailées qui habitent les milles retraites de la forêt.
Il faut voir dans les journées de soleil des familles entières s’ébattre au milieu de cette charmante clairière. Les jeunes enfants vont se mirer dans les petites vagues qui lèchent les galets, les plus hardis vont jusqu’à laisser prendre leurs pieds dans le liquide séducteur; d’autres, !es joues en feu, poursuivant les insectes ou cueillant les fleurs qui émaillent le tapis de verdure, laissent échapper des rires pleins d’un immense bonheur. Les aînés sont occupés, l’un à préparer les fourneaux dont la fumée s’élève aussitôt au milieu des débris de l’antique cheminée, l’autre, stoïquement assis près des eaux, une longue perche à la main, jette un regard distrait aux frétillants poissons qu’il a capturés et qu’un creux du rocher plein d’eau de pluie retient prisonniers; un troisième debout sur les blocs rugueux qui se penchent au-dessus de la cascade, contemple, rêveur le tourbillon des flots rongeant les pierres contre lesquelles il se brise.
Les scènes agrestes et les tableaux de joies intimes qu’offrent ces lieux où la nature semble avoir répandu ses plus vives couleurs, sont nombreux et variés comme les jours de la belle saison. Il n’est peut-être pas un habitant de Joliette qui ne connaisse cette promenade si vantée; pas un élève de toutes les générations sorties de notre Collège qui ne soit allé folâtrer autour des ruines du Vieux Moulin.
Le Vieux Moulin – chapitre 2
Chose étrange que le temps ! Joliette qui maintenant s’élève gracieuse et pimpante, est parée des dépouilles opimes de la forêt; à chaque blanche maisonnette, qui jadis surgissait du sol, on avait sacrifié une hécatombe de chênes vigoureux ornements de l’endroit, car il fut un temps où les lieux que nous habitons disparaissaient totalement sous le sombre couvert d’un bois épais…
En 1923 les journalistes de Joliette avaient suivi le cours classique et montraient leur érudition; aujourd’hui plus personne ne comprendrait la signification des dépouilles opimes dans un article de journal.
Les dépouilles opimes sont les armes et pièces d’armures pris par un général romain sur un chef ennemi tué en combat singulier, dont la consécration constitue l’honneur suprême pour le général victorieux, conférant un prestige plus important encore que la célébration d’un triomphe.
À la place de nos rues de hautes futaies enchevêtraient leurs branches mêlées de vignes sauvages. On ne voyait alors aucun sentier sauf un petit chemin sortant du village de St-Paul emprunté par quelques paysans venus porter leur grain à moudre au moulin en chantant une vieille chanson normande. Quatre murs percés de larges ouvertures cramponnés au roc de la grève et une petite construction également en pierres se détachant sur le flanc oriental étaient assis sur un canal naturel taillé sur la roche vive.
Le Vieux Moulin – chapitre 3
Le vieux meunier Simon avait perdu sa femme et son fils, il venait de les enterrer au cimetière de St-Paul et il était triste. Un soir un cavalier est apparu, c’était M. Joliette qui s’en allait inspecter son chantier de bois. Il lui a offert un bon coup de Jamaïque à défaut de liqueurs fines.
Le Vieux Moulin – suite du chapitre 3 et fin
Il y avait entre ces deux hommes toute la distance du maître au valet mais une réelle amitié s’était créée entre ces deux orphelins. B. Joliette avait aussi perdu son fils unique en bas âge et il donnait des leçons de courage à Simon. Il lui a aussi fait part de ses projets d’avenir.
N’as-tu pas remarqué la belle position du site où sont jetés mes chantiers à quelques milles d’ici. Le lieu est à proximité de splendides pouvoirs d ’eau; il est placé à égale distance de cette multitude de petites paroisses qui surgissent du sein de la forêt. Il sera en moins de vingt ans, un centre commercial attirant à lui les produits de toutes les populations disséminées sur une large bande entre les Laurcntides et le fleuve. Que Dieu bénisse mes projets et bientôt tu verras les habitations se grouper autour d’un temple, des institutions scientifiques recevoir une jeunesse studieuse, des scieries transformer les dépouilles de la forêt en une source abondante d’articles de commerce, la vapeur relier une petite ville de plus au Saint-Laurent.
M Joliette s’arrêta un instant pour savourer une nouvelle rasade de Jamaïque. Son oeil brillait d’enthousiasme; il venait de révéler à son ami une partie de l’idée à laquelle il avait désormais voué son existence.
Le Vieux Moulin – suite du chapitre 3 et chapitre 4
L’idée de Barthélémy Joliette était de transporter les mécanismes du Vieux Moulin et son meunier à l’emplacement de son chantier où il était en train de construire un nouveau moulin. Simon a accepté en versant une larme et en remerciant son bienfaiteur d’une généreuse poignée de main.
Un mois plus tard les ouvriers de B. Joliette sont venus chercher les mécanismes du moulin et les biens de Simon pour les déménager au village d’Industrie, c’était la fin du Vieux Moulin devenu une ruine. En 1923 il semble qu’il y avait encore quelques vestiges dont la cheminée. Aujourd’hui il n’y a plus rien mais on peut encore deviner l’emplacement des bâtiments en observant les marques dans les rochers sur la rive de la rivière.
La légende démystifiée
Ce récit est très romantique mais il a certainement été un peu embelli pour la postérité. Les moulins qui ont été construits en 1823 par les seigneurs de Lavaltrie, Pierre-Paul de Lanaudière, Barthélémy Joliette et Peter-Charles Loedel, étaient très modernes et beaucoup plus gros que le Vieux Moulin. Ses mécanismes ont peut-être été transportés mais ils n’ont certainement pas suffit. Les devis de construction des nouveaux moulins mentionnent des mécanismes complexes construits par un maître-mécanicien de moulins, David Cleveland.
Le 13 décembre 1822, marché entre Sr D. Cleveland père, & P. P DeLanaudière, Barthémy Joliette & Peter C Loedel, en l’étude du notaire Joseph Édouard Faribault, Devis des ouvrages à faire pour un moulin à farine à trois moulanges, avec bluteau : un moulin à fouler & à carder; un moulin à Barly & un moulin à deux scies; pour le tout être placé dans un batiment en pierre de cent quinze pieds de long sur quarante cinq de large, à deux étages, en sus des coffres; qui doit être construit sur la rivière de L’assomption dans la paroisse de St Paul, seigneurie de Lavaltrie…
Devis notarié
Le devis est long et précis, voici quelques unes des instructions concernant le moulin à farine:
- Faire un grande roue à l’eau d’une proportion convenable pour faire marcher deux moulanges de quatre pieds de diamètre.
- Faire une autre grande roue à l’eau convenable pour faire marcher une autre moulange de quatre pieds & demi de diamètre.
- Faire les rouets & autres mécanismes nécessaires pour faire tourner les dites trois moulanges.
- Faire la charpente nécessaire pour les dites trois moulanges, & faire les coffres, glacis, boisures & pelles nécessaires pour les dites trois moulanges.
- Faire les trémûs, huches & garnitures nécessaires pour les dites trois moulanges, & trois escabeaux pour monter au trémûs.
- Polir les fusés en fonte; réparer, placer & ajuster les dites trois moulanges & les mettre en état de faire de la farine de la première qualité.
- Faire une cramayère pour lever les dites moulanges ; enfin faire tout ce qui sera nécessaire pour compléter le mécanisme du dit moulin à farine afin de la livrer dans le meilleur état possible.
Lire: Construction des moulins de Joliette – 1823
La légende du Vieux Moulin racontée en 1931
En 1931 la Société Historique de Joliette publiait des documents sur l’histoire de Joliette dans le journal l’Action Populaire. L’histoire du Vieux Moulin avait de nouveau été racontée dans une série de 5 rubriques. Une introduction précisait qu’en 1931 il ne restait plus aucune trace du Vieux Moulin. La suite du texte a été exactement copiée sur celui de 1923.
En relisant ce texte je réalise que le texte publié pour le centenaire en 1923 et republié en 1931 avait déjà été publié en 1879 dans le journal La voix de l’écolier. Je comprends mieux le style poétique de ce texte qui ne semblait pas avoir été écrit par un journaliste. En 1931 c’était donc la troisième fois qu’il était publié. Il aura eu une longue destinée puisque je le publie encore en 2025.
La Voix de l’écolier était le journal publié par les élèves du collège Joliette qui faisaient étalage de leur érudition. La charité fait le chrétien, l’étude fait l’avenir.
Les ruines du Vieux Moulin ont donc définitivement été effacées entre 1879 et 1931. Le site est encore très fréquenté en été, il est toujours aussi romantique; les arbres ont repoussé. Le poème qui sert d’introduction au texte avait été publié 2 ans plus tôt dans le même journal.

Sylvestre Sylvestre est né à L’Ile-aux-Castors, à Berthierville, le 28 octobre 1857, de Louis Sylvestre, cultivateur, député puis conseiller législatif, et de Marie-Louise Plante. Il étudia au Collège de l’Assomption de 1870 à 1876, puis compléta son cours classique au Collège de Joliette.
Après ses études en droit à l’Université Laval de Montréal, il fut reçu avocat en 1879 et pratiqua sa profession à Québec, au sein d’une étude légale dans laquelle il était l’associé de Lomer Gouin, premier ministre du Québec de 1905 à 1920. Il fut secrétaire du célèbre curé Antoine Labelle, développeur du Nord, lorsque ce dernier occupait le poste de sous-commissaire au département de l’Agriculture et de la Colonisation. Il fut également l’exécuteur testamentaire du curé Labelle. Par la suite, Sylvestre Sylvestre devint sous-ministre de l’Agriculture, puis sous-ministre des Travaux publics jusqu’en 1921, année de sa retraite.
Nos poésies oubliées
Je suis comme les journalistes de l’Action Populaire, je raconte la même histoire encore et encore. Mais chaque fois j’essaie de la raconter sous un nouveau point-de-vue.
Lire: Le vieux moulin de Saint-Paul
