En 1896 l’inventaire des biens de Louis Robitaille pharmacien à Joliette a été fait pour le règlement de sa succession. Cet inventaire est instructif à plusieurs égards; il établit la liste des produits vendus par un pharmacien grossiste en province. Surtout sa bibliothèque très imposante montre les intérêts de la bourgeoisie québécoise en 1890 faisant penser au roman de Flaubert Bouvard et Pécuchet, histoire de deux bourgeois curieux de toutes les nouveautés de leur temps.
Sur le site de l’Association des familles Robitaille j’ai trouvé le portrait de Louis Robitaille et une biographie sur l’origine d’une famille joliettaine par l’abbé Georges Robitaille, fils de Louis, dans la revue de l’association (janvier 2005).
Au moral, c’est un intellectuel, dont la bibliothèque compte mille volumes. Particulièrement intéressé à l’histoire. Quand ce fils de notaire n’était pas dans son laboratoire, il se plongeait dans une lecture infinie.
Georges Robitaille
L’inventaire des biens de Louis Robitaille décédé le 10 juin 1896 a été fait le 29 juillet à la requête de Pierre Laforest surintendant de l’aqueduc de Joliette agissant comme tuteur légalement élu en justice de Alexandre 16 ans, Marie Louise 14 ans, George 13 ans, Lionel 11 ans, Hélène 7 ans, enfants mineurs issus de son mariage avec Marie Louise Brault, et de Stanislas Robitaille marchand de Montréal cousin paternel subrogé aux enfants mineurs.
La pharmacie de Louis Robitaille
L’histoire du pharmacien Louis Robitaille est documentée dans l’Histoire de Joliette, il fournissait les médecins et les pharmaciens de toute la région en produits divers. Le livre commémoratif Joliette Illustré publié en 1893 montre une photo de sa boutique peu avant son décès en 1896.
Louis Robitaille a publié de nombreuses annonces dans les journaux de Joliette. La Pharmacie Canadienne a été établie à Joliette en 1872. Dans une publicité datée du 19 janvier 1881 parue dans la Gazette de Joliette il annonce qu’il a déménagé son établissement dans la bâtisse de Mr. Charles Leblanc adjoignant la manufacture de chaussures de Mr. Ed. Guilbault sur la rue Notre-Dame en face du marché à la suite de l’incendie du 26 décembre 1880.
Outre un assortiment varié de drogues, médecines patentées, parfums, objets de fantaisie et de toilette, teintures, savons, essences et sirops assortis, etc., etc., le sous-signé tient(?) en vente une quantité considérable de graines… Les médecins et marchands de la campagne trouvent avantageux de faire leurs achats à la Pharmacie Canadienne car ils seront toujours sûrs de trouver à cet établissement les meilleurs articles aux prix les plus modérés…
M. Ls. Robitaille est agent pour des préparations médicales diverses comme le sirop de gomme d’épinette rouge de Gray, le baume Samaritain de Wood, le sirop Princesse pour les enfants, le restaurateur de la chevelure de Robson, la salsepareille de Duncan.
Ses publicités étaient nombreuses et très bien faites pour l’époque; il s’annonçait comme pharmacien-chimiste.
Dans le journal L’Observateur du 23 juillet 1883 on trouve 4 publicités publiées par L. Robitaille:





Dans cette annonce du 29 novembre 1888 mieux numérisée on lit que son établissement était toujours au coin des rues Notre-Dame et St-Paul, la photo du Joliette Illustré de 1893 représente sans doute ce magasin. Il vendait des graines de champs, de jardins et de fleurs. Il était propriétaire ou agent exclusif de préparations qu’il vendait aux médecins et pharmaciens du district de Joliette.
En cherchant son nom sur internet j’ai trouvé qu’un site spécialisé dans les anciennes bouteilles de médicament du Québec donnait des informations à son sujet avec des images de ses publicités et des bouteilles qu’il faisait fabriquer (voir à la fin de l’article); voici quelques autres publicités:




Inventaire d’une pharmacie en 1896
Pour établir les droits des héritiers un inventaire de ses biens a donc été fait à son décès. Charles Birtz(?) dit Desmarteau commis à l’emploi du dit feu Louis Robitaille a prêté serment sur les Saintes Évangiles de faire honnêtement l’inventaire et l’évaluation des produits pharmaceutiques de la boutique.
Il a inventorié 55 pages de produits mais son écriture est bien difficile à déchiffrer et le nom de tous les produits est en anglais ce qui complique encore la tâche.
De toute façon cette chronique est destinée à décrire la bibliothèque d’un bourgeois de Joliette en 1896 plutôt que sa boutique. L’inventaire se poursuit par les produits vendus dans la librairie. Il s’agit plutôt d’une papeterie et d’une bijouterie, L. Robitaille vendait du papier, des enveloppes, des cartes à jouer, des chapelets, des livres de prière, des bourses, des blagues à tabac, des pipes, des jouets, des montres, des bijoux, des médailles, des lunettes, etc.
Pierre Laforest, Stanislas Robitaille, C. B. Desmarteau et Fred Wooley ont signé cette première partie de l’inventaire.
La bibliothèque de Louis Robitaille
L’inventaire de la bibliothèque de Louis Robitaille est très étonnant, il contient une liste de titres de 22 pages, certains comportant plusieurs volumes. C’est une encyclopédie des connaissances de son époque.
Cet inventaire fait penser au roman Bouvard et Pécuchet de Flaubert publié à titre posthume en 1881. C’était une parodie de l’esprit de son époque positiviste où les gens avaient soif de connaissances et avaient accès à l’instruction grâce aux imprimés bon marché, avant internet.
[Flaubert] aura eu le temps de collecter une impressionnante documentation: le chiffre de mille cinq cents livres consultés en bibliothèque est avancé, et Flaubert lui-même consigna plus de 350 résumés de ces ouvrages. Lors de l’écriture, Flaubert avait songé au sous-titre Encyclopédie de la bêtise humaine et la présence du Dictionnaire des idées reçues à la fin du roman est l’une des raisons de sa célébrité. Le comique vient de la frénésie des deux compères, à tout vouloir savoir, tout expérimenter, et surtout de leur incapacité à comprendre correctement.
Wikipedia
Estimation des livres contenus dans la Bibliothèque de feu Louis Robitaille pharmacien:

Il y a 29 titres pour 128 volumes sur cette première page de 22; de nombreux ouvrages sont à la pointe des connaissances de cette époque. Par exemple Élisée Reclus était un géographe très renommé et un anarchiste avoué, son frère Onésime Reclus (voir plus loin) inventeur du terme francophonie correspondait avec le curé Labelle.
- Histoire des croisades par Michaud en 6 volumes
- Biographie universelle par Michaud en 45 volumes
- Géographie universelle par Élisée Reclus en 19 volumes
- Histoire ancienne par Rollin en 10 volumes
- Du consulat et de l’empire romain par Adolphe Thiers en 12 volumes
- Etc.



La plupart de ces livres ont probablement disparu des bibliothèques d’aujourd’hui, mais pas tous. On constate que le but était de s’instruire en histoire, géographie et culture générale, la littérature ne représente qu’une partie de la collection. La religion tient aussi une place importante. Louis Robitaille devait être bilingue puisqu’il y a de nombreux livres en anglais. Plusieurs de ces livres ont été numérisés par la Bibliothèque nationale de France et d’autres organismes américains, canadiens et québécois. Le Dictionnaire de l’art, de la curiosité et du bibelot de Ernest Bosc et plusieurs autres ouvrages ont été réédités par Hachette: le présent ouvrage s’inscrit dans une politique de conservation patrimoniale des ouvrages de la littérature Française mise en place avec la BnF.



Plusieurs de ces livres peuvent être téléchargés; dans La vie privée des anciens de René Ménard on trouve par exemple de belles illustrations qui permettaient aux gens curieux de Joliette de s’instruire avant l’arrivée de la télévision et d’internet:
Beaucoup des auteurs de ces livres sont aujourd’hui oubliés; d’autres sont toujours lus mais par exemple Sir Walter Scott est mieux connu pour ses romans que pour The life of Napoleon Buonaparte en 9 volumes.

La 2ème page de l’inventaire contient Les soirées de Constantinople de Alexandre de Lamothe, The life of Ste-Elisabeth du comte de Montalembert, les Oeuvres de Virgile, History of England en 10 volumes, Guerre de la Révolution française et du Premier Empire par une Société d’écrivains militaires en 13 volumes, History of Ireland by Thos. D’Arcy McGee, etc. Il y a des livres d’histoire, des récits de voyage, des classiques.





Sur la 3ème page on trouve quelques ouvrages concernant le Québec, Notes in Gaspesia d’un auteur inconnu, La bourse et la vie de Th. S. Provost, Le Code Civil du Bas-Canada. La plupart de ces ouvrages ont été publiés dans les années 1880.



L’inventaire de la bibliothèque comporte 22 pages et il serait fastidieux de tout documenter: Ivanhoe, Rob Roy, Redgaunlet de Sir Walter Scott, Paradise Lost de Milton, The leatherstocking tales de Fenimore Cooper, Le zoophile de Huré (jeune), Knickerbocker’s history of New-York de Washington Irving…




Tom Sawyer de Mark Twain, Histoire de Russie par Alphonse de Lamartine, Fleurs historiques par Pierre Larousse, Souvenirs des zouaves pontificaux par François Le Chauff de Kerguenec…



The Pickwick papers de Charles Dickens, Pierre Blot de Paul Féval, Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage…








Louis Veuillot, Scarron, Nathaniel Hawthorne, Paris ridicule et burlesque au dix-septième siècle, New american farm book, La littérature au Canada par Frédéric Alexandre Baillargé de Joliette, le choix est éclectique.




Dans une autre chronique j’avais documenté l’histoire de Frédéric Alexandre Baillargé professeur au Collège de Joliette puis curé de Rawdon après une controverse sur l’éducation avec Louis Fréchette.



Il y a aussi des journaux dans l’inventaire, 7 volumes de L’Opinion Publique par exemple, un journal illustré publié à Montréal. Il y avait aussi 7 volumes de L’Ouvrier, 7 de L’Illustré pour tous, 35 de Illustrated history of our country par Benson J. Lossing, L’Histoire universelle de César Cantù en 20 volumes traduite par Eugène Aroux et Piersilvestro Leopardi.
En faisant des recherches on peut retrouver la plupart des volumes inventoriés. En voici quelques autres:










Les 2 romans de Jules Verne sont en anglais, le directoire Cherrier du (ou de) Québec aussi.



Une section de l’inventaire est consacrée aux livres sur l’agriculture; il y en a aussi de nombreux sur les drogues et produits chimiques utilisés à cette époque en pharmacie ou en parfumerie.








Les guides Baedeker étaient très populaires, Louis Robitaille a peut-être visité Paris et ses environs. Il y a aussi de nombreux recueils de calembours, charades, anecdotes curieuses, en français et en anglais. Le livre Arabian Nights est inventorié comme d’un auteur inconnu, il s’agit sans doute d’une version résumée des 1001 nuits par Richard F. Burton. Les contes drolatiques par le sieur de Balzac, la Divine comédie traduite en anglais par Henry W. Longfellow, La terre à vol d’oiseau d’Onésime Reclus…











Il n’y a pas beaucoup de littérature québécoise, voici quelques volumes que j’ai relevés:












La suite de l’inventaire
L’inventaire de la cave qui suit comprend 231 bouteilles de vin Claret, 131 de vin de rhubarbe et 5 de vieux vin.
La liste des dettes actives (4 pages) montre que le pharmacien Louis Robitaille avait des clients dans de nombreux villages: St-Cyrille de Wendover, Joliette, St-Germain de Grantham, St-Alexis, Ste-Julienne, St-Côme, Yamachiche, St-Michel-des-Saints, St-Albans, St-David, St-Eugène, etc.
Il y a ensuite la liste de ses immeubles: un emplacement sur la rue Notre-Dame N°307 du cadastre de Joliette bâti d’une maison en brique à 2 étages, une cuisine, un hangar, une écurie et autres dépendances, et 2 terrains à St-Charles-Borromée N°216 et 217.
Le 6 août 1896 les effets mobiliers dépendant de la succession de Louis Robitaille ont été vendus à l’encan. Joseph Trefflé Gaudette a offert 65 centins dans la piastre pour le stock de pharmacie, librairie et bijouterie soit $5.838.75 pour une estimation de $8.982.64.
4 patentes et accessoires devaient être vendus en un seul lot à tant dans la piastre en prenant pour base pour les patentes une estimation de $2.000 mais il n’y a pas eu d’enchérisseur. Il s’agit de la patente du restaurateur Robson, de l’élixir résineux pectoral, du Dr. Ney en pilules et du Professeur Vink.
50 bouteilles de vin Claret ont été achetées par le curé de Lavaltrie Mr. Hulot pour $8.00, 50 à C. A. Cornellier de Joliette pour $7.00, etc. L’adjudicataire était tenu de louer le magasin avec sa cave et son logement privé au 2ème étage pour 5 ans à $250.00 par an.
Le 11 août 1896 Joseph Trefflé Gaudette reconnaissait dans une obligation devoir $5.838.75 pour valeur reçue par une pharmacie, une librairie et un stock de bijouterie à la succession.
The Joliette Chemical Co. Limited
Le site des anciennes bouteilles de médicament du Québec donne d’autres informations sur la succession de Louis Robitaille.
En 1897, M. Gaudet fait l’acquisition de la pharmacie de feu Louis Robitaille, comme en fait foi cette publicité du 10 juin 1897 parue dans le journal L’Étoile du Nord de Joliette.
Il donne aussi des informations sur la compagnie pharmaceutique Joliette Chemicals Co. établie à Joliette en 1901 dont le livre Histoire de Joliette ne fait pas mention.
Cette compagnie fut établie en 1901, au capital de 100,000 $, et les intéressés sont presque tous des capitalistes locaux. Cette compagnie manufacture des médecines patentées qui sont en grandes demandes principalement dans les provinces de Québec, Ontario et Nouveau-Brunswick. Elle emploie plusieurs experts dans son laboratoire et paye annuellement en salaire, environ 10,000 $. Ce commerce est sous l’habile direction de m. E. Prévost.
La compagnie avait sans doute acquis les patentes de Louis Robitaille, elle vendait l’élixir anticholérique du Dr. Ney et le restaurateur de Robson.
Une publication de la chambre de commerce de Joliette en 1913 mentionnait le pharmacien J. T. Gaudet qui faisait de très bonnes affaires depuis environ 20 ans et était directeur de la Joliette Chemical Company.
Les pharmaciens utilisaient des bouteilles embossées avec leur nom en relief sur la tranche comme ces 2 bouteilles marquées Louis Robitaille de la collection de bouteilles anciennes.

Encore merci pour vos travaux