En 1883 le curé Provost publie « La Bourse et la Vie », un hymne à la colonisation de la Matavaisie, nouvelle terre promise située au nord de Joliette dans la vallée de la rivière Matawin. Depuis Nominingue jusqu’au lac Saint-Jean ce sera un territoire refuge pour la nation canadienne française en péril. Il est le précurseur du curé Labelle, théoricien d’une véritable idéologie de la colonisation.
En 1883
Le livre est publié en 1883. On est au plus fort de la vague d’émigration des québécois vers les États-Unis, le clergé et les autorités doivent réagir.
Les curés Thomas-Léandre et son frère Louis-Moïse Brassard ainsi que Théophile-Stanislas Provost ont ouvert le territoire de Saint-Côme, Saint-Michel-des-Saints et Saint-Zénon depuis 1862. Les cantons Provost et Brassard sont baptisés de leur nom (1868), ce sont les fondateurs reconnus de ces nouveaux territoires qu’ils connaissent très bien.
Le 17 mai 1883 la chambre des Communes débat à propos des crédits à accorder aux chemins de fer. Le curé Labelle demande la prolongation de la ligne de chemin de fer Montréal – Saint-Jérôme qui vient d’être construite vers Nominingue pour rejoindre le Manitoba. Le curé Provost demande lui aussi un chemin de fer de Joliette vers le nord (Ste-Emmélie ou St-Gabriel) mais c’est pour la prolonger ensuite par un axe Nominingue – Lac St-Jean ouvrant le versant nord des Laurentides à la colonisation. Il y a de la concurrence et les projets sont grandioses.
Mais pour mieux se faire entendre il faut présenter un véritable programme de colonisation, c’est le but de « La bourse et la vie ».
Le livre
Ce livre a certainement eu un impact important à l’époque. Il est dédicacé au premier ministre du Québec J.-A. Mousseau. Les 4 députés provinciaux et fédéraux des comtés de Montcalm et Joliette ainsi que l’honorable Louis Archambault du conseil législatif écrivent des lettres d’appui. On trouve aussi une lettre du curé Labelle qui semble assez tiède comparée aux autres, peut-être un peu d’inquiétude de voir le peu de fonds disponibles accordés à la Mantavaisie plutôt qu’à son P’tit Train du Nord.
Bienfaits de l’agriculture
Depuis Abraham en passant par Confucius, Charlemagne, Talon, Washington, le curé récapitule l’histoire de l’humanité. L’agriculture est son idéal, c’est un état honnête agréable à Dieu. La ville et l’industrie sont la ruine de la morale chrétienne.
En 1883 de nombreux colons sont déjà revenus des cantons du nord complètement découragés. C’est parce qu’ils n’ont pas su cultiver leur terre et n’ont pas reçu le soutien des autorités. Le curé explique qu’aux États-Unis des colons insouciants ont aussi épuisé les terres, obligés d’aller toujours plus loin à l’ouest mais que dans les montagnes du Vermont qui ressemblent aux Laurentides de nouveaux colons sont venus qui ont su travailler ces terres scientifiquement et devenir riches. Ils ont bâti des infrastructures, développé des marchés, les canadiens sont capables de le faire eux aussi.
Leçons d’agriculture
Les terres du nord s’épuisent très vite, leur réputation commence à être connue. Mais c’est parce qu’on n’a pas su faire.
Pour remettre en état une terre épuisée il suffit de semer du sarrasin, de l’enfouir quand il est en fleur puis de semer du mil et du trèfle. La récolte va être prodigieuse l’année suivante. Plus loin il nous dit quand même que les américains utilisent de l’ammoniaque mais c’est difficile à trouver en Mantavaisie. Il conseille donc de transformer les produits de la ferme sur place pour vendre des animaux engraissés, pas du foin. Les animaux produisent de l’engrais naturellement. Le bon agriculteur sait s’occuper toute l’année. Tout le long du livre, de Joliette à St-Michel-des-Saints, le curé nous donne l’exemple de colons ayant réussi, chiffres à l’appui.
Les fainéants et les ingrats qui abandonnent leurs terres sont des traîtres à la patrie, ils découragent les gens de bonne volonté et laissent des vides remplis par les étrangers. Provost propose de réaffecter les fonds accordés en secours direct aux familles pour les consacrer à la construction d’infrastructures, ponts et chemins. Les sociétés de colonisation ont aidé des familles pendant des années mais souvent ces familles repartent découragées par l’isolement et la misère, c’est de l’argent dilapidé.
Découverte de la Matavaisie
Pour un historien la description que fait le curé Provost de la colonisation de la Matawinie est particulièrement intéressante. Il décrit tous les premiers établissements racontant l’histoire de nombreux colons ayant réussi après un dur labeur.
Il raconte l’histoire du curé Léandre Brassard et de la fondation de St-Michel-des-Saints, il décrit le paysage, les nombreux incendies de forêt, les brûlés, c’est passionnant. La construction du chemin Brassard ouvrant le territoire par la rivière Noire et ses 7 Chutes vers St-Zénon n’est toujours pas complétée en 1883.
Le lyrisme atteint son comble quand il nous décrit le futur territoire de la Matavaisie. Les sources de la rivière Rouge et celles de la rivière Matawin prennent naissance sur le même plateau, c’est donc un vaste territoire s’étendant de Nominingue et l’Outaouais jusqu’à la rivière Saint-Maurice et le lac Saint-Jean qui s’ouvre à la colonisation. Il le décrit comme « pas tout à fait une plaine mais presque », un paradis ignoré, 2/3 du territoire est cultivable, les terres sont fertiles, il y a d’immenses érablières. Le climat y est plus doux que sur le Saint-Laurent. On pourrait y établir 40 paroisses et 60.000 personnes.
L’idéologie
Car la situation est grave. Au moins 1 million de québécois émigreront aux États-Unis pour trouver une vie plus facile, il faut absolument stopper l’hémorragie. À Montréal même la vie industrielle et le prosélytisme protestant font des ravages.
Bilan en 1888
Le curé Provost publie un dernier livre en 1888, « Histoire d’un établissement paroissial de colonisation, St-Jean de Matha ». Dans le dernier chapitre il fait un bilan de sa vie de fondateur de paroisses:
« On a dépensé des sommes énormes au profit présumé de la colonisation, on a prélevé de l’argent de tous côtés et de bien des manières pour aider au défrichement des terres incultes, on a payé des agents, beaucoup d’employés ici et là, on a fait des loteries, essayé de bien des choses enfin, sous les plus généreuse impulsions; le tout n’a été, pour ainsi dire, qu’un transport de numéraire de main en main, sans avantages correspondants à tant de sacrifices… »
Je ne peux pas citer tout le texte mais la suite est intéressante. Il se plaint que les efforts de soutien sont dispersés, qu’on développe la vallée de l’Outaouais au détriment de projets déjà commencés dans la vallée de la Mattawin. En voulant tout faire en même temps on ne construit rien de solide.
« Loin de nous la pensée de blâmer les intentions de tous ceux qui ont cru devoir agir comme ils l’ont fait jusqu’ici sur cette question. Leur sincérité ne laisse aucun doute, leur patriotisme est inattaquable, leur dévouement est digne d’admiration. »
Le curé Labelle a du se sentir un peu visé quand même, le clergé est unanime mais chacun défend sa paroisse. On sent un peu d’amertume vis à vis de la nouvelle vedette médiatique que le Curé Labelle est en train de devenir, les efforts des vrais fondateurs sont déjà éclipsés.
J’ai trouvé sur internet un autre livre de propagande publié en 1887 mais reprenant un texte de 1883 lui aussi: Notre nord-ouest provincial: étude sur la vallée de l’Ottawa. C’est amusant car c’est un pamphlet en faveur de la colonisation de la vallée de l’Outaouais. On y trouve un chaleureux hommage au curé Labelle et un petit chapitre est consacré à la Matavaisie, politesse oblige. Mais le chemin de fer proposé va de St-Jérôme vers l’Outaouais cette fois, la concurrence était forte.
Ajout: il y a sur le site de la BANQ une carte de la Matavaisie datant de 1906. Elle est très précise.
Références:
T.-S. Provost – La bourse et la vie ou histoire du nord de Joliette (1883) – Réédité en 1983 par Réjean Olivier en édition privée
T.-S. Provost – « Histoire d’un établissement paroissial de colonisation, St-Jean de Matha » (1887) – Réédité en 1984 par Réjean Olivier en édition privée
Christian Morissonneau – Le rêve matawinien de l’abbé Provost – Société canadienne d’histoire de l’Église catholique
G.A. Nantel – Notre nord-ouest provincial: étude sur la vallée de l’Ottawa (1883 – 1887)
Alfred Pelland – Vastes champs offerts à la colonisation et à l’industrie – La Mattavinie : ses ressources, ses progrés et son avenir (1908)