Quand des travailleurs se battent pour ne pas fermer la mine qui empoisonne et tue leur famille, quand le fait de fermer une usine signifie qu’on crée de la richesse, quand la ruine de la société civile fait la fortune de quelques uns, on peut imaginer que quelque chose ne tourne pas rond.
Tueries: forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu
Franco « Bifo » Berardi dans cet essai écrit en 2015 étudie notre société comme un psychiatre examinerait un patient. Son diagnostic est qu’une pulsion suicidaire ronge la société et se répand. Selon l’OMS le taux de suicide aurait augmenté de 60% en 45 ans, touchant principalement les jeunes.
Le taux de suicides a bondi de 24% aux États-Unis depuis 1999 (La Presse)
Un point de vue très intéressant sur la dérive néolibérale destructrice de la société.
Les symptômes
Presque tous les jours maintenant nous voyons des gens se faire exploser dans une foule ou se mettre à tirer sur tout ce qui bouge. Le 11 septembre 2001 dix-neuf personnes se sont coordonnées et suicidées donnant la note pour le nouveau millénaire. Il y a les terroristes bien sûr mais il y a aussi des jeunes très ordinaires qui semblent préférer une fin tragique dans la gloire médiatique à une vie terne et sans espoir.
Un million de jeunes japonais (des garçons les hikikomoris), ne sortent plus de chez eux et ne veulent plus socialiser, la vague s’amplifie. Le Japon est une société hyper-moderne mais il est facile de se rendre compte qu’une mutation profonde est en train de se produire. Un enfant qui apprend à socialiser avec une machine plutôt qu’avec ses parents sera forcément perturbé. Une machine est un objet utilitaire et pratique, elle ne peut pas développer l’empathie ou la sensibilité mais plutôt l’autisme et l’indifférence à autrui. La relation avec la machine favorise aussi la mobilisation permanente de l’énergie nerveuse et donc l’explosion libératrice.
Les causes
Pour Berardi la principale cause de cette pathologie serait la nouvelle forme de capitalisme absolu (ab-solu sans limites) que nous connaissons depuis les années Thatcher – Reagan. Il revient sur l’histoire de l’Occident, comment le christianisme puis l’humanisme ont façonné notre société. Le Dieu tout-puissant de la Bible est devenu un Dieu partageant les souffrances des hommes. Le destin n’était plus écrit, l’Homme pouvait le modifier pour le bien commun. La démocratie en est la conséquence logique et elle a permis aux classes sociales formant société de débattre et trouver des solutions aux problèmes qui la divisait.
La bourgeoisie était attachée à un territoire et appartenait à une société avec laquelle elle devait composer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le capitalisme s’est abstrait de toute réalité, la finance est déterritorialisée et dématérialisée. Nous faisons tous partie maintenant d’une nouvelle classe virtuelle, nous sommes endettés et nos retraites dépendent de la finance mondiale. Mais pour financer nos emprunts et nos retraites le capitalisme doit démanteler tous les acquis de la société et nous ruiner.
Berardi demande très justement « Qu’est-ce qu’un crime ? » Quand le président de Goldman-Sachs nous dit: « J’accomplis l’œuvre de Dieu » en conseillant le gouvernement grec tout en misant contre lui et en récoltant des milliards avec la ruine du pays on se demande qui est le plus criminel, les grecs insouciants ou les financiers rapaces. Un ordre économique qui doit détruire la société pour prospérer est le summum du nihilisme. La destruction de la richesse concrète procure la richesse abstraite. Depuis 40 ans le capitalisme a prospéré en démantelant des usines et en mettant les gens au chômage, plus on détruit plus les actions montent à la bourse.
Le darwinisme social
Le capitalisme absolu ne va pas sans le darwinisme social, cette idée que nous sommes des individus dans une jungle en lutte les uns contre les autres où les plus forts l’emporteront. Alors que toute l’histoire de l’Humanité allait dans le sens contraire, sortir de la jungle pour faire société.
Le capitaliste d’aujourd’hui n’a plus besoin d’humains, il achète de la disponibilité cognitive. Le travailleur Über vend sa disponibilité sur la toile et on peut en acheter des tranches selon nos besoins. La carrière au sein d’une entreprise n’a plus de sens, seuls les éléments productifs ont un intérêt pour l’industrie. Le travailleur devra s’ajuster aux tarifs (qui vont forcément baisser avec l’offre grandissante) et être gentil pour être bien noté par les clients. Quand il ne sera plus productif on le jettera pour le remplacer par un autre. Plus de solidarité entre travailleurs, plus de protection sociale, chacun est une entreprise en lutte avec les autres qui doit être constamment disponible pour se vendre et faire son auto-promotion. La précarité est la règle.
Suicides dans les entreprises
L’usine Foxconn est la plus grande du monde avec 400.000 employés, on y fabrique les Iphone et Ipad entre autres. Après une vague de suicides dans l’entreprise qui a été fortement médiatisée, la direction a pris des mesures énergiques. Elle a installé 3 millions de mètres carrés de filet autour des dortoirs. Elle a aussi fait signer aux nouveaux employés un engagement à ne pas se suicider et annoncé qu’elle ne donnerait plus d’indemnités aux familles des suicidés. Des augmentations de salaire ont aussi été annoncé mais il semble qu’un an plus tard rien n’avait changé. De toute façon les médias étaient passés à autre chose et ça n’intéressait plus personne.
En France c’est la société France Telecom qui a fait la manchette. Comme les employés étaient fonctionnaires et bénéficiaient donc de la protection de leurs emplois la direction a trouvé la solution en harcelant psychologiquement les employés pour qu’ils s’en aillent volontairement. Il y a eu des suicides, beaucoup de détresse psychologique mais les profits ont grimpé en flèche.
En Inde ce sont les paysans qui se suicident, 250.000 en 20 ans officiellement. On pointe du doigt les semences de Monsanto qui ruinent les agriculteurs:
Les entreprises mondiales ont modifié les facteurs économiques du jour au lendemain. Les semences des cultivateurs ont été remplacées par semences propriétaires qui nécessitent fertilisants et insecticides et qui ne peuvent être réutilisées.
Vandana Shiva
Même les banquiers se suicident en masse. La finance marche 24 heures sur 24 et il faut avoir les nerfs solides pour résister au stress. Le Prozac et autres drogues aident mais certains craquent. Ils sont aux premières loges et doivent performer: cynisme, compétition et malhonnêteté sont leur lot mais ça n’est pas donné à tout le monde d’être totalement insensible.
Zeitgeist, l’esprit du temps
Encore en 1968 l’esprit du temps était à l’optimisme. On rêvait à un avenir meilleur, à la société des loisirs. Depuis les années 70 et le mouvement punk « no future » tout a changé. Les romans, les films, la chanson, l’esprit du temps nous prédit un avenir de plus en plus sombre. Il n’y a plus d’utopie optimiste, juste des prédictions apocalyptiques, pour les plus optimistes les humains sont sauvés en colonisant un nouveau monde.

Que faire quand il n’y a plus rien à faire ? C’est la question que se pose Berardi et la réponse n’est pas très claire. Restons zen puisque de toute façon nous n’avons pas le choix. La politique n’existe plus et ne nous aidera donc pas. Pour beaucoup la tentation du repli identitaire est très forte, les perdants de la mondialisation sont très nombreux et se mobilisent. Mais ce n’est sûrement pas une solution c’est plutôt la poursuite de la descente aux enfers et le prélude à une guerre totale.
Alors quoi ? J’aimerais bien pouvoir vous aider.