En 1944 Télesphore-Damien Bouchard était au sommet de sa carrière. Maire de St-Hyacinthe, fondateur de l’Union des Municipalités, ministre libéral, chef de l’opposition face à Maurice Duplessis, il venait d’être nommé sénateur et premier président d’Hydro-Québec.
Et puis le 21 juin il a fait son discours d’entrée au Sénat et tout le peuple canadien-français s’est dressé contre lui.
La presse canadienne-française, sans distinction de parti et d’intérêts, s’est élevée contre l’acte inconcevable de cet homme public dressé contre les siens.
Son discours a été prononcé le premier jour du Congrès Eucharistique de Québec juste avant les célébrations de la Saint-Jean-Baptiste, il tombait plutôt mal et était provocateur.
L’enseignement de l’histoire au Canada
Le sujet du discours était l’enseignement de l’histoire au Canada. Une motion avait été présentée au Sénat en juin par le sénateur Athanase David pour l’adoption d’un manuel uniforme d’enseignement de l’histoire à travers le Canada. Le nouveau sénateur a choisi ce sujet pour son discours d’entrée.
Il a fait une critique de la trop grande influence d’une société secrète, l’Ordre de Jacques Cartier, qui aboutissait à un enseignement biaisé de l’histoire au Canada-Français. Arriver à s’entendre sur la rédaction d’un manuel d’histoire commun pour les francophones et les anglophones aiderait à construire le pays mais l’Ordre avait une telle influence dans toute la société francophone que ce n’était pas possible. L’Ordre de Jacques Cartier voulait bâtir un Canada où les francophones seraient partout chez eux, il devait faire des compromis plutôt que de rêver à un état français en Ontario.
L’Ordre de Jacques Cartier

Fondé par des franco-ontariens en 1928 l’Ordre de Jacques Cartier a beaucoup fait pour la défense de la langue française au Canada. C’était une société secrète comme il y en avait beaucoup à cette époque. Soutenu par le clergé il a d’abord lutté pour défendre les catholiques francophones contre les catholiques irlandais qui voulaient imposer l’anglais en Amérique du Nord.
Il a ensuite aidé à former des candidats francophones capables de postuler dans la fonction publique canadienne naissante à tous les niveaux. Il organisait partout des protestations pour que les francophones puissent obtenir des services en français à travers le Canada, des formulaires, la radio, l’ONF… L’Ordre coordonnait secrètement tous ces efforts pour un maximum d’efficacité.

Il a aussi dû aborder des sujets plus délicats: la campagne d’achat chez nous, la restriction de l’émigration, surtout celle des juifs d’Europe de l’est soupçonnés d’importer le communisme dans une société chrétienne. Il y a eu des dissidents plus violents comme les fascistes d’Adrien Arcand qu’il a fallu expulser mais c’est resté un mouvement honorable de bons pères de famille encadré par le clergé.
Mais en 1944 l’Ordre de Jacques Cartier était devenu trop puissant, surtout au Québec où il contrôlait toute la vie sociale catholique et donc la politique. Le discours du sénateur Bouchard va créer une réaction unanime violente qui démontre la justesse de son propos mais je n’aurais pas aimé être à sa place.
Les conséquences d’un discours
L’École Sociale Populaire a publié un résumé de toute l’affaire en juillet quelques jours après le discours qu’on peut lire au complet sur le site de la BANQ. C’est vrai que tout un peuple s’est dressé, ça n’a pas été long. En quelques jours T.-D. Bouchard a perdu tous ses postes et ses titres honorifiques sauf celui de sénateur canadien. Voici l’aperçu de l’affaire Bouchard:


Ce qui ne l’a pas aidé c’est que le pasteur Shields anticatholique notoire et tous les journaux anglais l’ont appuyé.
Télesphore-Damien Bouchard a été sénateur canadien jusqu’à la fin de sa vie en 1962.
La motion du sénateur Athanase David
Cette chambre reconnaissant que l’enseignement de l’histoire est, pour tout pays un élément fondamental du patriotisme, et désireuse d’intensifier le développement d’un patriotisme canadien, de l’alimenter et de l’éclairer, émet le voeu que lors de la prochaine conférence interprovinciale … de préparer un manuel d’histoire du Canada qui puisse être accepté et adopté par les gouvernements provinciaux, dans les écoles relevant de leur juridiction et sous leur contrôle direct ou indirect.
Comment construire un pays si on ne peut pas s’entendre sur son histoire. L’histoire est une science subjective bien sûr mais elle repose sur des faits objectifs.
Télesphore-Damien Bouchard
D’abord maire de St-Hyacinthe T.-D. Bouchard était un progressiste libéral anticlérical qui voulait sortir le Québec de son isolement pour l’ouvrir au monde. Il n’était sans doute pas sans reproche mais il avait beaucoup fait pour la société québécoise. Il avait été un des membres les plus influents des gouvernements libéraux Taschereau et Godbout, chef de l’opposition pendant le premier mandat de M. Duplessis. Tous ses anciens confrères libéraux l’ont lâché.
Jean-Charles Harvey a été le seul à prendre sa défense, la pression sociale de cette époque a été très lourde pour lui et tous les dissidents. Ceux qui ne pensaient pas comme tout le monde et qui osaient s’exprimer en payaient le prix.
C’est l’éternel problème d’un peuple en péril qui doit rester uni pour survivre.


Le discours du sénateur Bouchard en 1944 est encore très actuel, l’enseignement de l’histoire à l’école au Canada est toujours très différente selon qu’on parle français ou anglais. Il est bien sûr impossible de construire un pays dans ces conditions.
Les sociétés secrètes du Canada français
Il y avait eu des mouvements de renouveau chrétien et des ligues de tempérance mais au XXème siècle l’Église a voulu copier la franc-maçonnerie laïque en utilisant les mêmes armes secrètes.

Ces sociétés secrètes ont eu une grande influence en permettant aux minorités francophones à travers le Canada d’avoir du soutien. Elles participaient à la vie sociale en organisant les caisses populaires, les coopératives, l’achat chez nous, tous ces actes de solidarité qui ont aidé à traverser la crise économique et à moderniser le Québec.
À Joliette en 1923 la Société des Oliviers dirigée par le docteur Hurtubise comptait 200 membres. En 1930 au Québec on trouvait les Chevaliers de Carillon, les Sagistes, les Cents-Associés, les Fascistes, les Chevaliers de Saint-Michel.
La Société Nationale Jacques Cartier trouvait la Société Saint-Jean-Baptiste désuète et voulait remplacer le mouton par un symbole plus vivant. Il y a eu ensuite la Chevalerie du Christ-Roi, le Régiment de Carignan…
C’était difficile de garder tout ça secret, on appelait l’Ordre de Jacques Cartier la patente.

L’Ordre de Jacques Cartier a aussi tenté de contrer les clubs sociaux étrangers laïcs comme les Knights of Columbus, Lion’s et Rotary pour promouvoir des mouvements catholiques comme les clubs Richelieu et les Chevaliers de Champlain.
Mgr Omer Valois P.D. (prélat domestique), un des fondateurs de la Société Historique de Joliette, était aviseur moral de l’Ordre des Chevaliers de Champlain lors de la fondation.
En 1965 l’Ordre de Jacques Cartier a tenu sa dernière assemblée. La laïcisation de la société et l’émergence du séparatisme au Québec lui enlevaient sa raison d’être. Le Québec voulait un état français fort, dernier bastion pour les francophones du Canada. Les minorités du reste du Canada se sont trouvées abandonnées à leur sort.
Référence: L’Ordre de Jacques Cartier de Denise Robillard – Fides 2009
Ah! Ces damnés deux solitudes…!