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Eugène Seers et Louis Dantin – Ange et démon

Eugène Seers a d’abord été un ange, adorateur du Très Saint Sacrement. Et puis il est devenu un démon qui a dû s’expatrier à Boston, un intellectuel socialiste, ami des noirs, un grand sensuel à la vie sexuelle mouvementée, tout ce que son milieu social rejetait. Sous divers pseudonymes dont celui de Louis Dantin il a publié une oeuvre abondante et variée; il s’est fait connaître en découvrant Émile Nelligan et en le publiant.

Le père Eugène Seers

De nombreuses histoires plus ou moins fantaisistes ont été publiées à propos d’Eugène Seers qui a eu une vie très atypique pour un québécois de son époque. Sa relation avec Émile Nelligan a suscité de nombreux phantasmes. Gaëtan Dostie dans les Archives Gaies du Québec parle du «tabou persistant de l’homosexualité littéraire, le cas Nelligan-Dantin»; selon lui E. Seers aurait tenu un petit commerce «religieux» rue Saint-Denis où il pouvait recevoir ses jeunes amis: Nelligan, Arthur de Bussières, Charles Gill. Il cite le témoignage de Gabriel Nadeau ami de Eugène Seers qui lui a remis sa correspondance avant son décès contenant des lettres écrites à lui par des fifis.

L’Archigai – Octobre 2016

En 2013 dans Le naufragé du Vaisseau d’or Yvette Francoli affirmait après d’autres que Eugène Seers serait l’auteur de la plupart des poèmes d’Émile Nelligan. En 2021 Pierre Hébert a publié Vie(s) d’Eugène Seers – Louis Dantin, une biochronique littéraire qui rassemble toute la documentation sur ce personnage complexe et vient rectifier plusieurs de ces affirmations. J’en ai fait un résumé illustré en reprenant de nombreux passages de son livre.

Vie(s) d’Eugène Seers – Louis Dantin par Pierre Hébert

Eugène Seers l’ange, père du Très Saint Sacrement

Eugène Seers est né en 1865 dans une famille bourgeoise de Beauharnois et il a fait de brillantes études qu’il a terminées en Europe. En 1883 il est entré dans la société des Révérends Pères du Saint-Sacrement à Bruxelles à la suite d’une illumination mystique.

L’événement, 16 octobre 1883

Le premier pseudonyme d’Eugène Seers a été Frère Pierre, son nom de religieux lors de sa prise d’habit le 29 septembre 1883. Dans un de ses carnets daté de 1883-1884 il notait déjà ses doutes: des interrogations sur sa vocation, un sentiment d’échec à la vivre pleinement, surtout durant les heures d’adoration, et un doute profond sur sa capacité à vraiment aimer son Dieu (Pierre Hébert).

Impureté. Mon Dieu ! Que d’infidélité sur ce point ! – Désobéissance. Antipathies contre mes supérieurs, jugements téméraires portés sur eux, disposition préconçue de trouver à redire à tout ce qu’ils commandent.

À partir de 1884 il a fait trois ans d’études en scholastique à Rome et obtenu son doctorat de philosophie. Il était très brillant et a rapidement été nommé à des charges de responsabilité. Pourtant: je passais ces trois années à contredire intérieurement tout ce qu’on m’enseignait.

L’Étendard, 24 août 1887

Le père Seers a fait ses débuts comme éditeur et imprimeur dès 1887 après avoir fait ses voeux perpétuels en prenant en charge la revue de sa communauté à Paris Le Messager du Très-Saint-Sacrement jusqu’en 1893. Il a été ordonné prêtre à l’église St-Sulpice de Paris en 1888.

Il a publié son premier texte Le froment de Bethléem dans la revue de la communauté en 1889 (qui a été republié dans la revue de Montréal en 1899); certains textes étaient anonymes mais leur republication ultérieure ne laisse pas de doute sur leur auteur.

Le petit messager du T-S Sacrement (page 1 de 4) – janv. 1899

Sous le pseudonyme Eugène Voyant (Vayant) il avait déjà publié une critique littéraire en 1888 pour la même revue: Somme de la prédication eucharistique, compte rendu d’un ouvrage du père Tesnière, supérieur des Pères du Très-Saint-Sacrement. En 1890, le père Seers écrit une série de huit très longs articles sur «L’exposition du Saint-Sacrement» dans une polémique avec les moines bénédictins: est-ce que l’adoration de l’hostie est plus valable que la vie de moine contemplatif?

La même année Eugène Seers a accepté que son père cède à la congrégation sa part d’héritage de 25.000 francs pour la réalisation d’une fondation au Canada. La communauté a acheté des terrains sur l’avenue du Mont-Royal et fait construire un monastère qui existe toujours au coin de la rue St-Hubert.

Après l’obtention de son doctorat en philosophie à 21 ans il a été nommé secrétaire du Supérieur des Pères du Saint-Sacrement à Paris à 22 ans avec la charge de la direction de sa revue mensuelle. À 24 ans il était maître du noviciat de Bruxelles. Mais le doute métaphysique tenaillait son esprit.

Eugène Seers le démon, fils indigne

Il revendique finalement le droit minimal à la liberté de penser et d’aimer. Puis, n’ayant plus de liens affectifs avec le Christ et la Vierge Marie, son coeur bascule en janvier 1893 du côté d’une jeune bruxelloise, Charlotte Beaufaux.

Nelligan et Françoise – Pierre H. Lemieux

En 1894 Eugène Seers a donné sa démission de la communauté en Europe et a voulu en sortir. Il évoquait des difficultés avec ses supérieurs plutôt que sa perte de foi mais il y avait aussi une histoire de femme, la première. Ses 2 penchants, angélique et démoniaque, n’ont cessé de le tourmenter dans cette période de sa vie.

Il se trouve, en l’espèce, que ma jeune amie belge (Charlotte Beaufaux) n’a rien eu à faire à cela. Ma foi était perdue avant qu’elle, ou qu’aucune autre femme, ne passe dans ma vie. Ma foi s’était évaporée en quatre ans d’études scolastiques à Rome, où l’on s’était obstiné à provoquer ma raison à l’examen, au syllogisme, alors que la foi m’attirait par son seul côté mystique. Les lambeaux qui en subsistaient n’étaient qu’un débris de naufrage où je m’accrochais sans espoir.

Lettre à Alfred Desrochers – 1929

Son retour à Montréal a été rocambolesque; un religieux de la communauté de Montréal a été envoyé en Europe pour le ramener mais, alors que le bateau allait quitter le port du Havre, il est précipitamment retourné à terre à bord du remorqueur. Son père apprenant cette nouvelle a fait une syncope et Eugène est finalement revenu à Beauharnois dans sa famille dont l’honneur était compromis par ce fils défroqué. Le choix qu’on lui a alors laissé était simple: retour au couvent ou bien bannissement pour toujours de la maison paternelle.

Je repris à Montréal la vie religieuse, et alors commença pour moi une nouvelle décade de compression intime et d’ennui […]. Concevez-vous combien dix années de cette vie ont dû m’être longues et lourdes?

Lettre à Germain Beaulieu – 1909

Le Petit Messager du T. S. Sacrement

Eugène Seers a alors été recueilli au monastère de l’avenue Mont-Royal où il demeurait sans participer à la vie religieuse. À partir de 1895 il a dirigé l’imprimerie de la communauté qui publiait un bulletin hebdomadaire. En 1898 il a commencé à rédiger la revue Le Petit Messager du T. S. Sacrement, une revue mensuelle d’une trentaine de pages ornées de nombreuses illustrations.

Sa communauté avait pour vocation l’adoration de l’Hostie dans l’Ostensoir exposé en permanence dans la chapelle. Eugène Seers rédigeait la plupart des articles de la revue qu’il imprimait et le sommaire du premier numéro donne un aperçu des sujets abordés.

Le Petit Messager sous la direction du Père Seers a été un succès. 3.000 exemplaires en 1898, 6.000 en 1899, 10.000 en 1900 et 18.000 en 1902. La qualité de l’impression et des illustrations étaient remarquables. En plus des articles de fond il a publié quelques poèmes dans la revue.

Pierre Hébert a dressé un tableau des poèmes publiés par Eugène Seers dans la revue de sa communauté. Plusieurs sont signés du pseudonyme Serge Usène. Ils les a par la suite republiés dans Franges d’autel (colonne 4) et le Coffret de Crusoé (colonne 5).

L’hostie du maléfice, long poème de 645 vers publié en plusieurs numéros, est sans doute le plus significatif.

…aucun lecteur, en cette fin de xixe siècle, ne pouvait lire dans l’éclatement de l’hostie le délitement de la foi chez Eugène Seers, adoration de cette hostie à laquelle, pourtant, il avait décidé de consacrer sa vie tout entière. Serge Usène a porté sur un plan religieux la légende profane du Moyen Âge, transfert qui, dans les circonstances, lui permet de matérialiser par ce récit poétique l’effritement de sa propre foi.

Pierre Hébert

Louis Dantin et Émile Nelligan

Eugène Seers n’aurait cependant commencé des relations suivies avec Nelligan qu’à l’hiver 1897-1898; ce dernier a été admis à l’École littéraire de Montréal au mois de février 1897. Et la dernière visite de Nelligan serait peut-être survenue en mai ou en juin 1899. (Pierre Hébert)

Leur relation a donc été brève; Émile venait rencontrer le père Seers au parloir de la communauté ou à l’imprimerie et ils discutaient poésie. Nelligan avait fait publier ses premiers poèmes dans le journal Le Samedi sous le pseudonyme Emile Kovar avant de rencontrer le père Seers. Il avait fait publier Rêve fantastique, Nuit d’été, La chanson de l’ouvrière, Nocturne, Charles Baudelaire et Béatrice entre juin et septembre 1896.

Le samedi – 6 juin 1896

Un poème de Nelligan a été publié par le père Seers dans la revue de la communauté en 1899 peu avant qu’il soit interné à l’asile le 9 août. C’est un poème séraphique convenant à une revue religieuse.

Le petit messager – juin 1899

Dantin était capable de «travailler» les textes de Nelligan, «sans en altérer la valeur originale et personnelle. Par probité intellectuelle, il ne s’est jamais substitué à son protégé». Et suit cette affirmation ô combien juste: « Dantin a sûrement créé un problème de critique littéraire presque insoluble.» Pour conclure, Boismenu parle d’une «influence littéraire […] réelle, profonde». (Pierre Hébert)

Eugène Seers alias Louis Dantin n’aurait fait qu’un travail d’éditeur sur les poèmes de Nelligan sans les modifier ou les améliorer. Est-ce qu’ils auraient eu des relations sexuelles? Plusieurs l’ont affirmé comme ce texte mentionnant l’homo- sexe expert en poésie pratiquant la sodomie et poussant le pauvre Émile vers la folie. Eugène Seers a bien été obsédé par le sexe mais toutes ses relations connues ont été engagées avec des femmes, on va le voir.

Nelligan et Françoise – Pierre H. Lemieux

La rivalité entre la journaliste Françoise, amie de la famille Nelligan, et le père Seers semble aussi être douteuse: elle s’empare manifestement de la gérance de la carrière d’Émile. En mars 1899 Nelligan était déjà sérieusement perturbé et ne pensait certainement pas à son plan de carrière. Mais Françoise a bien fait paraître un poème d’Émile Nelligan dans le journal La Patrie.

La patrie, 11 mars 1899
Robertine Barry alias Françoise

Au mois d’août 1900 paraît Franges d’Autel que Dantin a fait imprimer sur les presses de sa communauté. 19 des 26 poèmes publiés sont déjà parus dans la revue de la communauté. Le dessinateur Jean-Baptiste Lagacé, responsable depuis le début des illustrations du Petit Messager du Très-Saint-Sacrement a illustré le recueil. Les auteurs sont Serge Usène alias Eugène Seers, Emile Nelligan, Lucien Renier, Arthur de Bussières, Albert Ferland, J.-B. Lagacé, Amédée Gélinas, Louis Dantin et Louis Fréchette.

Petit vitrail – Émile Nelligan
La réponse du crucifix – Émile Nelligan
Les communiantes – Émile Nelligan

Les Communiantes a été republié; il y a encore Communion pascale et Les Déicides de Nelligan. Tous les poèmes du recueil sont à consonance mystique et il est difficile d’imaginer qu’ils ont été composés par un cercle de sodomites dévergondés. Un des poèmes est signé du pseudonyme Louis Dantin qui appararaît pour la première fois.

Processions – Louis Dantin
Malédiction – Arthur de Bussières

Eugène Seers a alors commencé à publier des poèmes dans les journaux et à se faire un nom dans le milieu littéraire québécois. Il a publié sous différents pseudonymes, pour se protéger et par goût de la mystification. Le poème suivant publié dans le journal Les Débats est signé Louis Dantin, le suivant publié dans Le Journal sous le nom de Serge d’Antan sera republié plus tard sous celui de Louis Dantin. Les biographes évoquent d’autres pseudonymes qui ne peuvent être confirmés ou infirmés.

Les Débats, 10 juin 1900
Le Journal, 24 juin 1901

Entre 1900 et 1902, sous son nouveau pseudonyme Louis Dantin, il a publié 16 textes dans le journal Les Débats en plus des 7 textes formant la première version de sa préface à l’oeuvre de Émile Nelligan qui va le rendre célèbre dans la communauté littéraire.

Les Débats, 17 août 1902

Il écrira à Alfred DesRochers:[…] j’ai résidé dans le couvent, mais en qualité d’hôte, sans partager en rien les exercices communs et sans même entrer à l’église… Ariane Seers, sa cousine, a confié à Yves Garon qu’Eugène Seers aurait été «débauché par une femme au confessionnal», fort certainement Clotilde Lacroix, avec qui il partira en février ou tout début mars 1903 pour les États-Unis, et qu’il semble avoir connue à l’automne 1902. (Pierre Hébert)

Le père Eugène Seers a quitté sa communauté du Très Saint Sacrement en février 1903 pour s’expatrier à Boston sans avoir terminé l’édition des oeuvres de Nelligan. Dantin aurait donc engagé un typographe pour préparer l’édition des poésies d’Émile Nelligan sur les presses des Pères du Très-Saint-Sacrement. La Revue canadienne lance une souscription, au début de 1903. (Pierre Hébert)

Avant de partir il avait préparé un article pour la Revue Canadienne présentant Émile Nelligan au public et annonçant le recueil de ses oeuvres en préparation pour trouver des souscripteurs.

Revue canadienne – Mars 1903

7 poèmes de Nelligan ont été publiés dans la revue: Le tombeau de la négresse, Le vaisseau d’or, Mon âme, Notre-Dame des Neiges, Chapelle de la morte, Le regret des joujoux, La cloche dans la brume.

Les 70 premières pages du recueil ont été imprimées par Dantin sur les presses de sa communauté, le travail a été complété après son départ pour Boston par l’imprimerie Beauchemin. Notez aussi qu’à partir de ce point, hélas! les erreurs typographiques se multiplient dans le volume, affectant parfois très malheureusement le sens ou le rythme des vers.

Les critiques qui ont commenté la parution du recueil ont tous souligné la qualité de sa préface:

Je ne ferai pas ici l’analyse de l’oeuvre de Nelligan, me contentant de renvoyer les lecteurs de La Presse à la magistrale et si complète étude qui commence le volume. Dans cette admirable préface, signée Louis Dantin un mystérieux pseudonyme, que je n’ai pas pu pénétrer, le talent de Nelligan se trouve étudié sous toutes ses faces. (Albert Laberge – La Presse)

Extrait de la préface

M. Louis Dantin, un écrivain brillant, a admirablement analysé Nelligan et son œuvre dans sa remarquable étude dont chaque phrase mérite d’être lue, pour la pensée qu’elle exprime et pour le charme qui s’en dégage. (Madeleine – La Patrie)

La qualité de la numérisation du compte-rendu de Madeleine n’est pas bonne mais il montre la place qui lui a été accordée dans le journal par Madeleine, l’article se poursuivant sur 2 autres colonnes.

La patrie, 27 février 1904

Dans son journal Françoise raconte sa relation personnelle avec Émile et ne mentionne Louis Dantin que pour le contredire, que Nelligan n’avait pas l’oeil noir mais clair et fleuri de mirages.

Eugène Seers expatrié à Boston

Le 25 février 1903 Eugène Seers a quitté sa communauté et est parti avec son amante, Clotilde Lacroix, et la fille de celle-ci, Eugénie née le 30 janvier (qui ne semble cependant pas être sa fille). Le 4 février 1904 leur fils Adéodat Joseph est né à Boston. Décrite comme une mégère Clotilde l’a quitté en 1909 et s’est remariée en 1910.

E. Seers a rapidement trouvé du travail à Boston; il n’était pas riche et il a dû travailler pour nourrir sa famille plutôt que de faire de la littérature. Sa préface analysant l’oeuvre de Nelligan l’avait fait connaître jusqu’en Bretagne, le Journal de Françoise a retranscrit cet article de la revue littéraire L’Hermine en 1905.

Le Journal de Françoise – 18 novembre 1905

La revue de l’école littéraire Le Terroir a commencé à paraître en janvier 1909; parmi ses membres on voit le nom d’Émile Nelligan interné à l’asile depuis 1899. Le secrétaire à la rédaction Germain Beaulieu a été contacté par Louis Dantin; il lui a proposé de publier ses poèmes dans la revue.

Le billet doux du carabin est un curieux début pour sa première collaboration avec cette revue; le poème aurait été inspiré par la syphilis que Eugène Seers avait contracté en 1900.

Le terroir – Mai 1909
Le Terroir – Juin 1909

En août 1909 Eugène a tenté de se réconcilier avec sa famille mais le rejet a été brutal et définitif. Peu après Clotilde Lacroix l’a quitté mais son fils Adéodat Joseph est resté avec lui.

Tout le long du chemin – Madeleine 1912

Après sa brève collaboration à la revue Le Terroir il semble s’être éloigné de la littérature et son nom n’était évoqué qu’à de rares occasions. L’anthologie des poètes canadiens parue en 1920 le faisait naître en 1870 plutôt qu’en 1865: il avait pour les lettres une vocation bien déterminée qu’il n’a pas suivie, mais qui s’est fait jour malgré tout à de rares époques.

Louis Dantin poète, conteur, critique littéraire et épistolier

Louis Dantin (date inconnue)

Louis Dantin, et cette fois de manière définitive, reviendra à la critique de même qu’à la poésie et au conte. Ce retour, grâce à Germain Beaulieu, mais surtout Olivar Asselin, s’accomplit dans La Revue moderne, collaboration qui se poursuivra jusqu’en 1934. (Pierre Hébert)

Sa première chronique littéraire consacrée à Alphonse Beauregard est datée du 15 octobre 1920.

La Revue moderne – Octobre 1920
La Revue moderne – Décembre 1920

Les chroniques littéraires de Louis Dantin sont approfondies et développées sur plusieurs pages. Il a par exemple consacré 5 pages à l’anthologie de la poésie haïtienne contemporaine dans sa 3ème chronique. On tombe d’ébahissement; on se demande: où est la tradition des rimeurs faméliques et pelés? Il ne manque pas de noter: […] ces poètes sont presque tous premiers ministres... ce texte connaîtra une résonance étonnante dans la communauté haïtienne.

La chronique a connu un écho inattendu en Haïti et les autorités lui avaient offert de devenir consul honoraire d’Haïti à Montréal pour avoir favorisé le rapprochement entre le Canada et leur pays; mais il habitait Boston. Après son décès il a été nommé Officier Croix d’Or pour son apport à l’amitié Canada-Haïti.

La Revue moderne – Février 1921

Il a publié de nombreuses chroniques ainsi que des poèmes et des contes pour La Revue Moderne.

La Revue moderne – Mai 1921
La Revue moderne – Septembre 1921
La Revue moderne – Octobre 1921
La Revue moderne – Décembre 1921

Après 1922 la collaboration de Louis Dantin est devenue moins fréquente; en septembre il a présenté des poèmes de son recueil Le coffret de Crusoé sur 3 pages.

La Revue moderne – Septembre 1922

Pierre Hébert a recensé toutes les publications de Louis Dantin à cette époque et fait un tableau. Il a publié 29 textes dans La Revue moderne, 69 dans L’Avenir du Nord, 16 dans Le Canada et 166 dans Le Jour entre 1920 et 1942.

Olivar Asselin a vraiment été un ressuscitateur, ouvrant les portes de La Revue moderne puis, à un moindre degré certes, de L’Avenir du Nord à Dantin. Ses interventions ont permis au critique de revenir dans l’espace public.

Eugène l’intellectuel et Louis le pulsionnel

Louis Dantin (date inconnue)

En exil loin de sa famille et de sa communauté religieuse Eugène Seers était libéré des contraintes sociales, il a pu assumer ses 2 personnalités. Il y aurait donc deux Louis Dantin ou, plutôt, deux “chats” dans le même être, Eugène Seers et Louis Dantin: Eugène, le cultivé, le religieux, et Louis, le pulsionnel, le rude. Pierre Hébert raconte longuement ses relations avec Florence Crawford, sa femme de ménage à partir de 1916, avec Frances Fields-Johnston (Fanny) dont il s’inspirera pour écrire un roman paru après sa mort, Les enfances de Fanny, et avec Rose Carfagno.

Florence Crawford avait raconté ses phantasmes sexuels à son premier biographe Gabriel Nadeau: des photos de femmes nues étaient suspendues à son murhe was too […] democratic about women. What could I tell you! I have his collection of nudes and the erotic poems he composed. Elle le décrivait comme un être à 2 faces, Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Elle éprouvait a mild interest for Eugène’s amorous advances et une wild passion for Louis’s: «I was the only woman who knew both of these men

Aux États-Unis, même à Boston, les relations sexuelles inter-raciales étaient encore rares; au Québec elles n’existaient sans doute même pas et ne pouvaient que provoquer la stupeur.

En 1922, il habite rue Walden, à Cambridge, rue qui, nous a déjà rappelé Nadeau, comprenait beaucoup de familles noires. À partir de ce moment, il amorce des relations suivies avec Stanley Fields-Johnston de même qu’avec sa mère Frances Fields-Johnston, relation qui deviendra amoureuse. Stanley avait en premier quitté la Virginie pour s’installer le 5 septembre 1916 à Boston, suivant en cela l’exemple de milliers de Nègres qui fuyaient le Sud.

La relation avec Frances a été brève, elle est décédée le 4 avril 1924 d’un cancer. Dantin a continué à collaborer avec son fils Stanley qui imprimait une revue, comme traducteur occasionnel; une solidarité qui a duré 15 ans, d’abord professionnelle puis fraternelle.

Le 23 juin 1928, une fillette se présente chez lui dans la veillée pour vendre des billets de loterie. Elle n’a que 13 ans; son nom est Rose. Cette enfant grandira et deviendra femme sous ses yeux, et l’accompagnera jusqu’à la tombe... Leur premier contact sexuel a lieu dès la deuxième visite ; et Rose n’est pas une ingénue, ayant déjà eu des relations sexuelles dès l’âge de dix ans... Leurs relations ne comportaient ni masturbation ni pénétration; que des caresses de toutes sortes. Elle a continué à venir le voir après son mariage jusqu’au décès de Dantin.

Photo prise avant son mariage à 18 ans

Eugène Seers ne semble pas avoir eu aucun penchant homosexuel mais comme c’était un grand sensuel il a peut-être fait quelques expériences.

Louis Dantin auteur, critique littéraire et mentor

Eugène Seers a écrit des centaines de lettres à des écrivains du Québec agissant comme un mentor. Sa correspondance avec le jeune poète Alfred Desrochers est la plus célèbre, la liste de ses correspondants est longue.

Pierre Hébert

Comme auteur il a publié quelques ouvrages depuis sa terre d’exil à Boston, en 1930 Chanson javanaise: journal d’un canadien errant. Il avait bien conscience de ne plus être en phase avec la morale de son pays natal.

Mais quant à le signer, voyons!… Je suis un homme paisible, et à qui il répugne de scandaliser qui que ce soit. Et je n’ai pas, comme Chiniquy, l’instinct de l’apostolat et du martyre!…

Le livre dédié à Alfred Desrochers n’a pas de nom d’auteur et il aurait été imprimé à Samarang, Java. L’exemplaire numérisé par la BANQ est le numéro 4 de 40 destinés aux amis personnels de l’auteur. Il est signé Louis Dantin au crayon et un ex-libris montre qu’il appartenait à son ami Gabriel Nadeau.

Ce poème d’une dizaine de pages est un hommage à Fanny et à l’Afrique curieusement située à Batavia dans l’île de Java.

Sur les quais de Batavia,
Oùsqu’un jour mon sort dériva,
Poursuivi par les mers ogresses,
Certain midi, j’vis une négresse
Qui, l'long des crics et des palans,
S’déambulait, les bras ballants,
N’ayant sur les seins et les hanches
Que sa court’ chemise des dimanches,
Et qui, sans un linge aux orteils,
Chantonnait par le grand soleil
Eugène Seers à Boston vers 1930

Il a aussi publié des recueils de ses textes parus dans les journaux: récits, nouvelles et chroniques littéraires.


Le Terroir – octobre 1931

Annette La Salle dans un article intitué Poésies de Louis Dantin commente longuement sa Chanson javanaise puis sa Chanson citadine en espérant que ses poésies méconnues du grand public soient publiées.

L’Avenir du Nord, 5 février 1932

Le recueil Le Coffret de Crusoé est paru peu après rassemblant la plupart des poèmes publiés par Louis Dantin dans divers journaux et revues.

Le recueil réunit des textes mystiques de ses débuts et des sujets plus actuels. Retour de chasse est sous-titré La guerre des Boërs. La guerre de Cuba semble d’ailleurs toujours d’actualité, le poème commence par ces vers:

À une qui se croit seule

Vous croyez habiter la morne solitude
Dans le désert du coeur et le froid de l'oubli;
Et votre âme a souvent la sombre quiétude
D'une tombe où l'Amour gîrait enseveli.

Vous croyez être seule en votre maison vide
A voir les aubes naître et les soleils mourir,
Seule à jeter vos jours au fond du gouffre avide,
Seule pour travailler et seule pour souffrir.

Lorsque le soir d'automne a bruni vos fenêtres,
Et que la lampe veille à vos rideaux fermés,
Vous croyez que nul souffle, écho des autres êtres,
Ne rompra le silence où vous vous enfermez.

Mais non: des âmes soeurs, qui vous semblent lointaines,
Vous entourent en cercle et suivent tous vos pas,
Et votre ombre se peuple, aux heures incertaines,
De fantômes amis qui ne vous quittent pas.

Ils viennent avec vous porter les lourdes tâches,
Ranimer les espoirs avec les souvenirs,
Affermir les instants où nous sommes tous lâches,
Prêter leurs yeux aux pleurs et leurs coeurs aux soupirs.

Ils vous disent des mots de calme et de courage,
Ils dispersent la brume où votre âme a flotté;
Parfois, à votre insu, au sein noir de l'orage,
Ils font luire l'éclair béni de la gaieté.

Et lorsque vous livrez vos sens raidis de fièvres
Au sommeil sans amour qui ne peut reposer,
Souvent un ami vient se pencher sur vos lèvres
Et vous faites soudain le rêve d'un baiser.
Le Terroir – septembre 1932

Il a aussi publié de nouvelles chroniques sur les poètes et les écrivains de son époque.

Eugène Seers le socialiste

Eugène Seers a maintenant 72 ans; il est mis à la retraite par la Harvard University Press le 15 mars 1938 de son travail de «compositeur et correcteur d’épreuves».

Âgé et à la retraite Eugène Seers a continué à être sollicité par les journaux, en particulier par Jean-Charles Harvey du Jour, pour des chroniques. Et il est devenu plus politique. La crise économique avait frappé le monde et aux États-Unis le président Roosevelt avait instauré le New Deal, une politique socialiste que le Québec conservateur rejetait. Maurice Duplessis était premier ministre depuis 1936.

J’ai voulu exprimer la plainte d’une classe, victime de très réels désastres, et qui se voit retranchée sans raison de la vie active du monde. Comme je crois que le thème en est assez actuel, je l’ai envoyée à Harvey pour son journal.

Le jour – 16 avril 1938

Mais aussitôt après sa publication L. Dantin s’est plaint à ses correspondants, il avait été censuré: Vers omis, coquilles, mais surtout suppression d’une attaque frontale contre le système économique.

Ma «Complainte du Chômeur», je le vois, vous a surpris et un peu estomaqué. Mais vous êtes à cent lieues des faits en croyant que le cafard y ait été pour quoi que ce soit. C’est le résultat pur et simple de la plus réaliste des statistiques. J’ai été aussi objectif en l’écrivant qu’un journaliste « reportant »un cyclone ou qu’un historien décrivant l’horrible carnage d’une bataille. Ce que je vois chaque jour sous mes yeux, et ce qui m’apparaît le plus angoissant des problèmes, j’ai essayé d’en faire une matière d’art ; mais cet art, il fallait qu’il fût proche de la vérité ; et cette vérité est trop grave pour qu’on puisse la peindre en couleurs légères.

Lettre à Louvy de Montigny

Je vous ai écrit ceci tout d’un trait, cher ami, parce que je sens très vivement l’importance de ces questions: que la fraternité humaine (impossible en dehors d’une égalité relative, et dont l’avance mesure le véritable progrès) est le seul idéal auquel je me raccroche et la seule tâche qui me reste chère…

Réponse à Jean-Charles Harvey
Le jour – 16 décembre 1939

Je continue toujours à écrire pour le Jour, mais je l’avoue, avec un certain dégoût. Le soi-disant “libéralisme” de Harvey se réduit, selon moi, à deux ou à trois idées, toujours les mêmes, sur des sujets qui sont loin d’être les plus importants et les plus pressants de l’heure présente. Sur tout le reste, c’est un bourgeois peureux, conservateur, et vivant dans un monde vieilli, à la veille de crouler.

Lettre à Rosaire Dion-Lévesque

Entre 1938 et 1942 il a publié pour Le Jour 136 chroniques sur les auteurs américains qu’il avait maintenant le temps de lire depuis sa retraite.

Le Jour – 9 septembre 1939
Le Jour – 13 avril 1940

Richard Wright était un auteur afro-américain, voici ce qu’il en disait: Les prétextes de différence congénitale, d’infériorité intellectuelle, de laxité morale, de paresse, dont on voudrait la justifier, ne tiennent devant aucune enquête biologique ou historique. Dans sa dernière chronique américaine (The blind’s man house de Hugh Walpole) il avait écrit: Avez-vous réfléchi à l’effroyable solitude que doit créer, chez un être vivant, moralement sensible, l’état de cécité complète: cette barrière opaque élevée entre son existence et celle du reste de l’univers?

La chronique sur le livre De Villemarie à Montréal de Jean Bruchési est intitulée Le Livre Canadien et semble vouloir commencer une nouvelle série mais il est devenu aveugle vers cette date et a dû arrêter d’écrire.

Le Jour – 28 novembre 1942

Il s’agit pour Dantin non seulement de son ultime chronique dans Le Jour, mais aussi du dernier des quelque 450 textes qu’il aura signés depuis Le Messager du Très-Saint-Sacrement, en 1888.

La mort de Louis Dantin alias Eugène Seers

Louis Dantin est décédé le 17 janvier 1945. Il s’était fait un nom de plume et était plus connu sous le nom de Louis Dantin que celui d’Eugène Seers. Il est mort d’un cancer de la verge, ce qui va faire un beau sujet d’entretien spirituel chez les Pères du S. Sacrement sur un thème bien connu: on est puni par où on a péché. (Gabriel Nadeau)

Le Jour – 20 janvier 1945
Le Jour – 27 janvier 1945
Le Canada, 27 janvier 1945

Louis Dantin était un intellectuel expatrié et sa mort n’a été commentée que par quelques journaux. Il faisait partie des franco-américains, un peuple en voie d’extinction. Ses premiers biographes ont été Soeur Mary-Carmel Therriault dans La littérature française de la Nouvelle-Angleterre et le docteur Gabriel Nadeau, son ami à qui il avait confié sa correspondance.

L’union des Cantons de L’Est, 20 mars 1947
L’éclaireur, 22 juillet 1948

Il eut une existence difficile, extremement ballotée, malheureuse, mais jamais les contraintes, les difficultés matérielles, la détresse morale, ne réussirent à tuer ou même affaiblir en lui la vie de l’esprit. Quoiqu’il lui arrivât, il sut tenir haut le flambeau. Il devint aveugle sur les dernières années de sa vie et succomba finalement au cancer, à 80 ans ou près. Il fut une belle figure intellectuelle, dont l’activité se partageait entre son pays natal et son pays d’adoption. Il collaborait aux revues et journaux du Canada, et publia la plupart de ses ouvrages, sinon tous, à Montréal.

Les enfances de Fanny – roman posthume

Publié à titre posthume en 1951, Les enfances de Fanny constitue un roman pour le moins singulier et assez difficile à catégoriser: même si cette oeuvre est inspirée d’un épisode marquant de la vie d’Eugène Seers, alias Louis Dantin, il ne s’agit pas pour autant d’un roman autobiographique strictement dit, puisque sa visée première est de rendre compte de la vie de Fanny Johnston, cette femme noire qui a été la compagne de Dantin entre 1922 et avril 1924.

Les enfances de Fanny: un roman américain – Jean Morency

Louis Dantin avait commencé à écrire ce roman en 1935 sans parvenir à l’achever. Un an avant sa mort, Dantin écrivait à Gabriel Nadeau qu’il ressentiait une urgence de terminer, voire de publier son roman en cours.

Oui, je crois que ce livre pourrait être lu à Paris s’il y trouvait un éditeur bénévole: mais figurez-vous l’effarement qu’il causerait au Canada !… […] Ainsi, comme je l’ai bien senti dès le commencement, mon roman est probablement destiné à rester une œuvre «posthume», qu’un antiquaire peut-être exhumera dans cinquante ans, après la défaite des Mussolinis, des Hitlers, et le retour aux lois de la fraternité humaine…

Devenu aveugle il avait dicté la fin du roman à son ami franco-américain Rosaire Dion-Lévesque qui a écrit une préface.

Il y a bien d’autres secrets dans la vie de Dantin, vous savez. Sa maîtresse noire, par exemple. Je possède la collection des lettres qu’il lui écrivit. Mais impossible de les publier pour le moment. Pourtant, sans cette correspondance, impossible de comprendre son roman Les enfances de Fanny. Dans mon livre, je n’ai pas osé dire que Donat Sylvain était Louis Dantin.

Gabriel Nadeau à Paul Beaulieu, 24 avril 1964

Le roman semble d’abord démontrer qu’à Boston la mixité raciale commençait à être tolérée. Mais la fin tragique du roman contredit cette affirmation. Après l’espoir de l’émancipation les noirs américains constataient que ce n’était qu’une illusion et qu’ils ne seraient jamais égaux en droit. Dans le roman Fanny sera tuée par son propre fils, militant devenu enragé, qui lui reprochait de frayer avec un blanc.

Fanny était éduquée et Louis Dantin insiste que ce n’était pas juste sa beauté qui l’avait attiré mais aussi son amour de la littérature et de la poésie. Elle lui avait fait découvrir un univers artistique qu’il ignorait et il lui en était reconnaissant.

Le volume se termine par la liste des oeuvres de Louis Dantin que je n’ai pas pu entièrement documenter. Il faut y ajouter les nombreux textes parus dans les journaux.

Carte du Québec

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