En 2019 de nombreux services de police en Amérique du Nord ont testé un nouvel outil fourni par la compagnie Clearview AI permettant d’identifier un suspect à partir d’une photo. C’est tellement efficace que beaucoup l’ont adopté. En quelques minutes ils ont pu résoudre des crimes juste en fournissant une image. La base de données de Clearview contient 3 milliards de photos de personnes identifiées enregistrées sur internet.
C’est dans un article du 18 janvier publié dans le New York Times qu’on trouve l’information: la compagnie secrète qui pourrait mettre fin à la vie privée telle que nous la connaissons
The Secretive Company That Might End Privacy as We Know It
La base de données de Clearview AI
La reconnaissance faciale n’est pas une nouveauté, elle existe et elle est même contrôlée ou interdite dans certains états. La nouveauté c’est le tabou qu’a brisé la compagnie Clearview; Google avait dit en 2011 qu’il ne le ferait pas pour des raisons éthiques.
Avec une base de données de 3 milliards de photos de personnes identifiées qui ne cesse de croître Clearview permet de connaître l’histoire d’une personne à partir de n’importe quelle image; le logiciel trouve toutes les photos où la personne correspondante apparaît sur internet et le lien vers le site concerné.
C’est très efficace. Clearview propose aux policiers de tester leur logiciel gratuitement; en résolvant en quelques minutes des crimes insolubles autrement ils sont enthousiastes et recommandent à leurs supérieurs d’acheter le service. Le voleur à l’étalage qui a un profil Facebook avec ses photos n’a plus aucune chance de leur échapper.
Le fondateur de Clearview donne d’ailleurs un conseil aux agences de sécurité: les cameras de surveillance sont en général placées trop haut, ça complique le travail du logiciel qui doit rectifier l’angle.
Les photos de la base de données viennent principalement des réseaux sociaux. La compagnie contourne les restrictions de Facebook et autres pour aspirer toutes les photos identifiées et les enregistrer. Elle offre un service qui n’existait pas encore à cause de ces restrictions, c’est le tabou qu’elle a violé. Et le succès a été instantané.
On peut faire des réglages à ses comptes (Facebook et autres) pour empêcher les moteurs de recherche d’indexer ses photos personnelles mais peu de gens s’en préoccupent; de toute façon c’est trop tard pour les photos déjà indexées.
La reconnaissance faciale pour tous
Bientôt grâce aux lunettes à vision augmentée tout le monde pourra se renseigner discrètement sur les personnes de son entourage, il suffira de regarder la personne, prendre un cliché et chercher dans la base de données. Ce sera pratique mais c’est encore cher, réservé à une élite. On peut quand même espérer que ça va vite se démocratiser car les utilisations potentielles sont sans limites.
Il suffira de regarder quelqu’un pour savoir son nom, son adresse, son statut, son travail, ses amis, ses goûts, son passé criminel… La vie sera beaucoup plus sûre, jamais de mauvaise surprise.
Le journaliste du New York Times s’interroge quand même sur la légalité de ce service fourni par une petite compagnie secrète dont les premiers utilisateurs sont les services de police. Le logiciel n’a jamais été testé sérieusement et il peut faire des erreurs lourdes de conséquences.
Mais surtout si le service devient accessible à chacun ce sera l’enfer pour tout le monde, la fin définitive de la vie privée.
Un article qui fait de l’effet
L’article du New York Times a eu beaucoup de répercussions dans les medias mais tout le monde semble impuissant face à la dérive annoncée. Au Canada la GRC et plusieurs corps policiers utilisent les services de Clearview. Bell a fait une demande pour offrir à ses clients commerciaux un service de reconnaissance faciale. La législation est dépassée et il y a urgence.
- Google, Facebook et Twitter mettent en demeure Clearview AI Radio-Canada 6 février 2020
- Les autorités canadiennes se penchent sur Clearview et sa reconnaissance faciale Radio-Canada 20 février 2020
- Avant que votre vie privée ne s’évapore… La Presse 8 mars 2020
On ne le dira jamais assez…
En effet, malgré les nombreux scandales concernant la fuite de données personnelles, malgré les autres polémiques que Facebook, Google et al. ont soulevées face à leurs pratiques plus que douteuses, beaucoup de gens ne prennent pas encore assez de précautions quand il se promènent sur les réseaux sociaux. En fait, je pense que leur capacité respective à évaluer les risques d’être « trop public » est inversement proportionnelle à leurs besoins d’être lu, d’être vu, d’avoir des amis… C’est un peu comme la mode actuelle des selfies (égoportrait) où, selon moi, le narcissisme individuel exacerbe ce besoin d’apparaître sur une photo, quitte à gâcher la prise de vue.
Mark Zuckerberg a très vite compris qu’en jouant sur ce besoin, il se créerait un empire et il a vu juste, son emprise sur la société se confirme à tous les jours. Et cela est presque devenu la norme, c’est cool. Certes, Facebook n’est pas constitué que d’adeptes en mal d’estime de soi et ce média, si il est bien contrôlé, peut avoir son utilité, mais je ne suis pas expert dans la question.
Maintenant, cette habitude de se publier sur Facebook (ou ailleurs), seul, passe encore. Mais ce qui me chicotte, c’est que beaucoup de parents, tellement fiers de leurs enfants, n’ont de cesse que d’exprimer à la terre entière leur attachements à leur progéniture.
Souvent, ces enfants ne sont pas en âge de comprendre et encore moins de décider si oui ou non ils acceptent d’être publics et, malheureusement, le besoin X des parents l’emporte sur le droit à leur vie privée de leurs rejetons. De toute façon, c’est tellement in et le fun (sarcasme) que l’enfant ne pourra que se plier à l’enthousiasme de ses parents.
Qu’en sera t-il dans 10-20 ans, quand Clearview AI proposera des photos d’individus prises durant leur enfances et transformées selon leur âge actuel, ceci avec des logiciels dont la police se sert déjà. Même sans aller si loin, les parents ont-ils évalué l’impact possible de rendre plublique la photo de leurs enfants avant de décider si oui ou non ils la partageaient sur les réseaux sociaux, sachant l’appétit vorace de beaucoup de compagnies pour construire des profils individuels? C’est ce qui a construit la fortune des Zukenberg et autres de ce monde.
Un petit article, non scientifique mais inspiré de quelques lectures scientifiques me paraît intéressant:
https://alpabem.qc.ca/les-egoportraits-selfies-symptome-dun-dysfonctionnement-cognitif/
Les réseaux sociaux sont la principale source des données de Clearview, ils lui facilitent le travail. Mais c’est loin d’être la seule, c’est utopique de penser pouvoir y échapper.
Par exemple sur le site internet des compagnies on a souvent la photo des employés avec leur nom et leur fonction. Les photos identifiées sont impossibles à éviter aussitôt qu’on a une vie publique. Je n’utilise pas les réseaux sociaux et je ne mets pas de photo personnelle sur mon site mais quand la journaliste de L’Action a publié un article à son propos je n’ai pas pu éviter d’avoir ma photo avec mon nom dans le journal. Quand Manon Sabourin réalise une sculpture pour la municipalité son nom et sa photo sont publiés. Si on ne protège pas la liberté d’expression tout le monde va être obligé de se cacher chez soi sans rien dire pour ne pas se faire remarquer.
Tout le monde est concerné.
Je me croyais protégé par la charte des droits et libertés concernant le respect de ma vie privée et le droit de ne pas être photographié, encore moins à mon insu. Je dois avouer que suite à la lecture dont je vous partage le lien internet, j’ai magistralement déchanté.
http://francisvachon.com/le-droit-a-limage-au-quebec/
Je ne tenterai pas de résumé ce qui figure dans ce texte, la chose étant complexe et parfois ambigüe. Par contre, plus je le relis et plus j’ai le sentiment que le droit de photographier une personne et publier sa photo, même sans son consentement, est plus protégé que le droit à la vie privée.
En résumé, Clearview a un bel avenir devant lui.