Henry Grandsaignes d’Hauterives était renommé comme bonimenteur, il commentait l’action des films muets. Avec sa mère Marie de Kerstrat il a parcouru les villages du Québec à partir de 1897 pour faire découvrir une nouvelle invention, le cinéma, qu’ils appelaient Historiographe. Le créateur de ce spectacle est, paraît-il, un Français appartenant à une des familles les plus connues dans le monde des arts, doublé d’un savant.
Des aristocrates bretons au Québec
A beau bonimentir qui vient de loin, une comtesse et un vicomte français ça impressionne! Ils avaient le génie du marketing et plutôt que d’aller aux États-Unis où la concurrence était déjà forte ils sont venus chez les cousins québécois.
Le vicomte et la comtesse d’Hauterives, ainsi qu’ils furent connus au Canada, commencèrent à présenter des films à Montréal en octobre 1897. Ils étaient parmi les premiers à offrir un tel divertissement. Après quelques mois de spectacles lucratifs, ils entreprirent en 1898 une tournée des petites villes de la province de Québec; ils attiraient le public en obtenant au préalable l’agrément des autorités civiles et religieuses.
Dictionnaire biographique du Canada
L’invention du cinéma était toute récente, on a d’abord projeté des photographies animées sur un écran puis des films très courts comme l’arroseur arrosé des frères Lumière.
Grâce à un appareil mieux conçu et des images de grande qualité, la firme lyonnaise Lumière connaît un phénoménal succès. Ce sont ses concessionnaires qui présentent les premières projections au Canada, à Montréal, en juin 1896.
Les dossiers de la cinémathèque N°15
Nos deux aristocrates bretons ont donc débarqué au Québec en 1897 avec un projecteur et un assortiment de films, certains étant coloriés à la main.
L’Historiographe
Le 20 octobre 1897 La Presse a publié une annonce pour un spectacle inédit, la reproduction à l’aide de la photographie animée des faits historiques les plus connus. La première séance a eu lieu à l’Eden-Musée au sous-sol du Monument National de Montréal.
L’Historiographe présentait des images de bonne qualité qui tressautaient moins que les autres. Le boniment du vicomte faisait partie intégrante du spectacle. Après quelques semaines de succès à Montréal L’Historiographe a commencé sa tournée par St-Jérôme, une toute petite ville en 1897. Une annonce dans le journal local L’Avenir du Nord donne le programme du spectacle présenté.
La collection de films que l’Historiographe présentait permettait au bonimenteur de broder des histoires avec toute sa verve aristocratique qui devait beaucoup impressionner les habitants du Québec, ce fut un énorme succès. Les scènes de la Passion du Christ étaient inspirées de tableaux de maître, les comédiens apparaissaient à l’écran, ils prenaient la pose puis on changeait de tableau. En partageant une partie des bénéfices avec les autorités religieuses les Hauterives se sont habilement ouvert tout le réseau des paroisses du Québec.
(En mars 1898) le programme est modifié grâce à de nouveaux films enfin reçus de chez Méliès. Le programme change à chaque représentation, et, la Passion alterne avec le cauchemar, le laboratoire de Méphisto, le château hanté, etc. premiers films à trucages où l’auditoire est fasciné par des disparitions et des surimpressions comiques ou mystérieuses. La partie historique du spectacle s ’enrichit de massacres en Crète, guerre gréco-turque, indian mutiny.
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En avril 1898 les Hauterives font filmer les funérailles de Mgr Taschereau à Québec mais ce sont les seuls films qu’ils aient réalisés.
Neuf tours du Québec de 1897-1906
La Cinémathèque Québécoise a publié un long article racontant l’histoire des Hauterives et de leur neuf tournées à travers le Québec de 1897 à 1906. Chaque année ils revenaient avec de nouveaux films de meilleure qualité et épataient leur public. Ils étaient particulièrement populaires à St-Jérôme où les journaux publiaient le programme détaillé du spectacle.
En 1898 on trouve dans les actualités la guerre gréco-turque et la guerre hispano-américaine. Il y a aussi des tableaux comiques et des pantomimes. En 1899, toujours à St-Jérôme, le sport fait son apparition avec des extraits de 2 combats de boxe et un film de 20 minutes sur la grande course de taureau à Séville.
En 1899 ils vont à Joliette, Ste-Agathe, Chicoutimi… En 1900 ils sont célèbres et s’installent au parc Sohmer de Montréal pendant l’été tout en continuant à parcourir la province. Ils y reviendront chaque été. Le public est fidèle car le spectacle est constamment renouvelé; la qualité de la projection et du boniment surpasse de loin celle de la concurrence.
En 1900 L’Historiographe n’a plus besoin de publier de publicité dans L’Avenir du Nord. Le Waragraph qui y présente son spectacle quelques jours plus tard a publié la sienne qui semble moins attirante. La compagnie Edison essayait d’étendre son monopole partout en Amérique.
Le journaliste de Joliette loue le travail du Vicomte d’Hauterives qui offre au public ce qu’il y a de mieux et de plus parfait. La nouvelle version colorée de la Passion d’Oberammergau, Cendrillon, le programme est varié. Le livret de ces scènes a été composé par M. le vicomte d’Hauterives et est enregistré. Les scènes sont accompagnées au piano par une artiste de premier ordre… Le boniment enregistré permet d’être à plusieurs endroits à la fois mais il est moins personnalisé.
En 1901 grâce à sa renommée l’Historiographe peut vendre les places réservées 35 cents. Le salaire moyen était d’environ 1$ par jour. Aladin ou la lampe merveilleuse en 47 splendides tableaux, les spectateurs en avaient pour leur argent.
Historiographe Vicomte d’Hauterives – Les seules réelles vues animées présentées dans toute l’Amérique commandant le plus haut salaire.
Le vicomte d’Hauterives plus canadien que les canadiens eux-mêmes aime notre terre de neige, il avait le mal du pays et comme étrennes il se paie six semaines parmi nous. Pour lui le Canada c’est encore la France.
L’industrie du cinéma
En 1903 le montage des films a permis de raconter des histoires plus longues et complexes. En septembre l’Historiographe présentait La case de l’oncle Tom. En 1904 il s’est transporté à St-Louis pour l’exposition universelle sous le nom de Dreamworld. Une publicité montre quelques scènes de la Passion du Christ avec le portrait du vicomte d’Hauterives.
Les images de vrais hommes en train de se faire crucifier ont choqué les ministres du culte de St-Louis, il a fallu leur expliquer que c’était juste du cinéma.
Les Hauterives ont fait leur dernière tournée du Québec en 1905 et ils ont quitté Montréal en 1906. En 1903 le couple avait engagé un jeune électricien nommé Léo-Ernest Ouimet à leur kiosque du parc Sohmer. Celui-ci a vite appris le métier comme beaucoup d’autres. À l’automne 1905 la folie du cinéma a gagné toute l’Amérique. Le Nickelodeon à 5 cents a eu un succès fulgurant, 10.000 salles ont ouvert en 3 ans. À Montréal le Ouimetoscope, la Salle Windsor et le Bijou Théâtre ont ouvert en décembre 1905.
En février 1906 ouvre la salle Dumas, angle Visitation et Ontario avec des vues “ expliquées” par Jos-Arthur Narbonne et des chansons illustrées de Bob Price. En avril ouvre le Gymnasetoscope (sic), 65 Ste-Catherine est. En juin, l’American Noveltyscope, 90 St-Laurent. À mesure que l ’année s’écoule, la cadence s’accélère. En juillet, les parcs Dominion et Riverside se hâtent de construire leur stand de vues animées. Le gérant du Riverside, Read, ouvre son Readascope en octobre dans la salle publique de l ’Hôtel de Ville de Maisonneuve, coin Létourneau et Notre-Dame, où un autre Read est maire… En novembre ouvrent I’Autoscope et le National Biograph, ce dernier géré par un M. Bourget, 3114 Notre-Dame. En décembre, le Rochonoscope, 204 Duluth. En 1907 et 1908 s ’ajouteront l’Olympia, le Palace, le Cinématographe, Le Nationoscope fondé par G. Gauvreau du Théâtre National, la salle Duvernay près du Parc Lafontaine, dirigée par les comédiens Daoust et Villeraie, le Casino qui affiche évidemment un Casinographe, le Parigraphe, le Bennettoscope, Vitoscope et même un Ovilatoscope et un Caméraphone, rue Ste-Catherine, coin Bleury.
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À la Salle Dumas angle Visitation et Ontario Alexandre Desmarteau illustre des vues animées avec des chansons comiques. Les places se vendent 10 cents.
La comtesse et le vicomte sont retournés en France en 1913 après avoir parcouru les États-Unis puis St-Pierre-et-Miquelon. C’est dans le port de Saint-Malo que tous leurs films finissent à la mer, lors du voyage retour, après le naufrage de la barge qui transporte leur matériel et leurs bagages. Pas plus riches qu’avant leur départ ils avaient beaucoup voyagé. Marie de Kerstrat est morte en 1920, le vicomte de Hauterives en 1929. Il était devenu fonctionnaire du gouvernement français.
L’histoire vue de Bretagne
Sur le site internet de France Info Bretagne la journaliste raconte que Marie de Kerstrat a fait découvrir le cinéma aux américains avant Hollywood. C’est un peu exagéré, Edison était déjà très actif en 1897 lui aussi. Mais c’est certain qu’elle l’a fait découvrir à beaucoup de québécois, à Montréal et dans les campagnes.
L’historien finistérien situe l’apogée de « leur gloire » outre-Atlantique de 1906 à 1908. On se bouscule pour assister à leurs projections. Marie et Henry possèdent trois cinémas : deux à New-York sur la 6e Avenue et à Broadway, un troisième à Saint-Louis, dans le Missouri. « Ils projetaient souvent les fééries de Méliès. La qualité des films français à l’époque était bien supérieure au cinéma américain. Hollywood n’existait pas. Ils ont en plus montré les premiers films dans les meilleures conditions qui soient ».
Marie de Kerstrat, l’histoire d’une Bretonne qui a fait découvrir le cinéma français aux Américains
Références:
- Les dossiers de la cinémathèque N°15
- Marie de Kerstrat, l’aristocrate du cinématographe – Serge Duigou et Germain Lacasse