Vers 1860 le taux d’alphabétisation de la population québécoise était d’environ 50% et il était plus faible à la campagne qu’en ville. La librairie Delisle a été la première à Joliette à vendre des livres dans une boutique spécialisée en 1870. Mais la demande pour la littérature était encore insuffisante, les libraires devaient diversifier leur offre. En 1889 la librairie de MM. N. A. Guilbault & Cie vendait aussi du poisson frais ou en bocaux.

En 1820 le taux d’alphabétisation n’était que de 15% chez les francophones du Canada. Il a rapidement augmenté à 50% vers 1860 et le commerce artisanal du livre a commencé à se transformer en une industrie d’édition et de diffusion de livres éducatifs.
L’atelier typographique de la Gazette de Joliette
Le plus ancien journal de Joliette numérisé par la BANQ est la Gazette de Joliette du 11 avril 1866. C’était une gazette littéraire et l’éditorial de ce premier numéro montre l’importance qui sera accordée à la littérature:

Les principaux commerces de Joliette ont publié un encart publicitaire dans ce premier numéro mais il n’y avait pas encore de librairie. Pour la lecture il fallait se contenter du feuilleton que le journal publiait toujours en première page. Par contre il y avait déjà un photographe place Bourget:

Le journal annonçait que l’atelier typographique de la Gazette de Joliette exécute toutes sortes d’imprimés tels que livres… Mais ce n’était pas encore une librairie, les livres proposés semblent plutôt être des cahiers vierges pour prendre des notes.

Depuis 1855 il y avait quand même L’Institut d’Artisans et Association de bibliothèque du Village d’Industrie qui permettait aux curieux d’avoir accès à la culture. D’ailleurs Joseph Martel poète de Joliette et secrétaire-archiviste de l’Institut a rédigé un poème pour cette première Gazette.


Les communautés religieuses possédaient aussi des bibliothèques privées ou éducatives pour leurs étudiants. Les livres étaient des biens précieux et il y en avait encore peu dans les maisons de campagne. Le journal était souvent le seul accès à la littérature.
La librairie Adelphe Delisle
En 1866 il y avait déjà une boutique de reliure au coin des rues St-Charles et St-Viateur. En 1870 la boutique de A. Delisle a déménagé rue de Lanaudière et annonçait une librairie où l’on pouvait se procurer des livres de prières de toutes espèces. Il semble que ce soit la première à Joliette.



A. Delisle a publié ses annonces jusqu’en 1874. En 1876 un nouvel atelier de reliure a ouvert rue Manseau. Les livres étaient alors pour la plupart importés, ça coûtait moins cher de les transporter sans reliure. Le métier de libraire était encore artisanal.
Adelphe Delisle était aussi huissier, il a publié 2 annonces dans le directoire de Joliette de 1877 comme huissier et comme libraire.
Le marché du livre au Québec
Dans son Histoire de la librairie au Québec Fernande Roy explique les difficultés rencontrées par les premiers libraires québécois. Pour créer un marché de lecteurs il faut commencer par éduquer la population mais l’Église Catholique de cette époque pensait qu’un peuple instruit serait ingouvernable. Elle contrôlait étroitement la diffusion des bons livres.
La Gazette de Joliette publiait une rubrique Bibliographie et des publicités des libraires de Montréal qui montrent les livres proposés aux lecteurs de Joliette. La bibliographie comporte une très grande majorité de livres religieux. Au mois de mars on présentait un livre sur St-Joseph, au mois de mai un sur Marie, en juillet sur Ste-Anne et chaque année il y avait de nouvelles publications à acheter. La rubrique présentait aussi quelques livres éducatifs: arithmétique, géographie, dictionnaire de langue crise. La bourse et la vie de l’abbé Provost a eu un succès mérité et je lui ai consacré une chronique.




Le marché du livre à cette époque se résumait aux livres scolaires et aux livres pieux. Les livres de récompense distribués aux élèves méritants ont été les premiers livres à entrer dans les maisons à la campagne.
Les communautés religieuses publiaient chacune leurs manuels scolaires ou les importaient de France sans payer de taxes ce qui a créé de nombreux conflits d’intérêt et scandales. Le Collège de Joliette et les clercs de St-Viateur étaient bien organisés, le marché pour un libraire à Joliette était limité.

La librairie Albert Gervais
Albert Gervais a ouvert sa librairie en 1879 et il a publié une première publicité dans la Gazette de Joliette en 1881. Son offre de livres se limitait aux livres de prières et d’école. Comme l’Église censurait la diffusion de la mauvaise littérature les romans se vendaient en privé dans l’arrière-boutique chez les libraires de Montréal plutôt qu’à Joliette. Pour faire fonctionner son commerce un libraire était obligé de diversifier son offre en vendant aussi de la vaisselle et du papier peint.

Albert Gervais a réussi à prospérer, il a fondé le journal L’Étoile du Nord en 1884 ce qui lui a permis de faire sa propre publicité. En 1882 Lucien Hardy a ouvert une autre librairie rue Notre-Dame mais il a déménagé à Sorel rapidement, il n’y avait pas de marché pour 2 librairies à Joliette.
En 1889 la librairie de MM. N. A. Guilbault s’annonçait dans le journal. Il faut croire que le mélange des livres et du poisson frais n’a pas dû très bien fonctionner, je n’ai trouvé qu’une autre mention de ce libraire, en 1887.

Le journal la Gazette de Joliette a paru jusqu’en 1889, il publiait aussi des annonces des libraires-grossistes de Montréal, en particulier J. B. Rolland & Fils. La rubrique Bibliographie était d’ailleurs une sorte de publi-reportage payé par ces grossistes plutôt que de la critique littéraire.




La librairie St-Joseph, succursale de Beauchemin & Fils
En 1886 une nouvelle librairie a ouvert à Joliette rue Notre-Dame, sans doute à la place de la librairie Hardy. C’était une succursale du grossiste Beauchemin & Fils de la rue Notre-Dame à Montréal.

En 1925 René Martin a fait l’acquisition de la librairie St-Joseph rue Notre-Dame, propriété de M. J. A. Daviault, qui a donc dû fonctionner toutes ces années. Mais le principal libraire de Joliette va être Albert Gervais.
L. A. Derome avait une boutique de photographie en 1866; son fils est devenu un des principaux libraires-grossistes de Montréal dans la compagnie Cadieux & Derome rue Notre-Dame. En 1884 W. C. Mathieu a ouvert une galerie photographique américaine qui n’a pas duré.

L. N. Roy a eu plus de succès à partir de 1886. La Gazette de Joliette utilisait la même illustration depuis 1866 pour les publicités des photographes.

Le journal L’Étoile du Nord d’Albert Gervais
Le premier exemplaire du journal L’Étoile du Nord publié le 5 mai 1884 était bilingue. Albert Gervais a composé une publicité pour le lancement de son journal mais il l’a insérée dans la section anglaise ce qui est très surprenant!
Grâce à son journal il a pu soigner la publicité de sa librairie et l’améliorer. En 1885 il a publié un beau portrait de lui-même, s’annonçant comme libraire, relieur, imprimeur et marchand de vaisselles, etc.



Albert Gervais était entreprenant et il avait déjà compris la force de la convergence entre son journal et son commerce de libraire. Le journal servait à publiciser tous les services offerts à la librairie. Les autres libraires ont dû se recycler comme on l’a vu.





En 1889 la librairie du Sacré-Coeur a reçu son importation de livres de récompense pour la distribution de prix et examens. C’était un marché lucratif et disputé.

L’année suivante Albert Gervais se plaignait que les commissaires d’école de Joliette avaient acheté leurs livres de récompense ailleurs que chez lui. Quand on possède un journal on peut faire des pressions politiques!

Dans chaque exemplaire du journal A. Gervais vantait subtilement les services offerts à sa librairie. En 1901 un certain J. M. Lévesque a écrit une longue description de tous ces services offerts aux paroisses du Nord-Ouest depuis le lac Nominingue jusqu’au St-Maurice en remerciant chaleureusement Albert Gervais pour son dévouement.

Le commerce du livre, édition, impression, distribution et vente en librairie prendra encore beaucoup de temps à se développer. Peu à peu l’État a réussi à desserrer l’emprise de l’Église Catholique sur cette industrie hautement culturelle. C’est vrai qu’un peuple instruit est difficile à gouverner mais un peuple d’ignorants n’a d’autre ambition qu’un petit pain, ce qui ne mène pas loin.

Les 60 ans de L’Étoile du Nord
Le 7 septembre 1944 L’Étoile du Nord a publié une édition spéciale de 88 pages. Ele est très intéressante puisque les principaux commerçants de la région y racontent leur histoire détaillée (lire ma chronique). On y trouve l’histoire de la maison Albert Gervais depuis sa fondation en 1879.
Dans l’historique de la page 13 on lit qu’en 1887 il y avait 3 librairies à Joliette: Delle V. Derome, A. Guilbault et Albert Gervais. Je n’ai pas trouvé de trace de Delle V. Derome, c’était peut-être la fille du premier photographe de Joliette. Son commerce devait être limité comme celui de A. Guilbault qui devait aussi vendre du poisson frais.
En 1944 il n’y avait encore qu’une seule librairie à Joliette et dans toute la région, la librairie René Martin fondée en 1925. Son principal marché était toujours le livre éducatif mais c’est à cette époque que l’emprise de l’Église a commencé à se relâcher et que le choix de livres proposés aux lecteurs de Joliette s’est élargi.
L’établissement de René Martin compte une très nombreuse clientèle; il est le fournisseur attitré des commissions scolaires de la région et des communautés enseignantes.
René Martin décéda après une courte maladie. Son épouse, Clémentine Roch, prit la relève et, en 1959, le commerce aménagea au 398, rue Notre-Dame. C’est à partir de cette période que commença vraiment à se développer le rayon des livres.
Librairie Martin
Les merveilles de Sainte-Anne d’Auray
Je termine cette chronique avec un hommage à Sainte-Anne d’Auray. Quand j’étais petit j’ai été plusieurs fois avec mes grands-parents bretons au pèlerinage qui y a lieu le 26 juillet pendant les grandes vacances. J’ai été surpris de retrouver mes racines dans la Gazette de Joliette de 1879.

Le livre est toujours disponible, il doit être intéressant.
