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Colonisateur, colonisé et colon

L’histoire officielle de l’Amérique est celle de vaillants colonisateurs et d’autochtones colonisés. Alain Deneault dans Bande de colons propose une réflexion sur le colon qu’il appelle l’idiot utile. L’étude de l’histoire de Joliette permet de comprendre ce qu’il veut signifier.

Le colonisateur bienfaiteur et ses colons reconnaissants

Dans les présentations officielles de la ville de Joliette on nous raconte un Barthélémy Joliette bon chrétien, entrepreneur charitable qui a consacré sa fortune à fonder le village de L’Industrie, bâtissant des moulins, une église, une école, un marché, un train, tout ça avec sa fortune personnelle pour le bien de ses concitoyens. Cette version de l’histoire a même inspiré à A. Gérin-Lajoie sa saga Jean Rivard, le roman de la colonisation du Québec.

Extraits de la biographie de Barthélémy Joliette rédigée par Joseph Bonin: le récit idyllique qui a fondé le mythe.

Doux, affable, bienveillant, généreux envers tout le monde, d’une exquise sensibilité d’âme, d’un caractère noble, hardi, persévérant, d’une activité débordante, d’un jugement supérieur, d’un esprit observateur et inventif…

Barthélémy Joliette

Saint Barthélémy Joliette était en réalité un colonisateur. Il était seigneur, notaire, juge de paix, député, conseiller au gouvernement, marchand de bois… Ses concitoyens étaient ses censitaires et ils dépendaient entièrement de lui. Ils étaient les colons mobilisés pour développer la colonie des seigneurs de Lavaltrie.

Jean-Claude Robert est un historien qui a documenté la fondation du village de L’Industrie et il présente un portrait plus nuancé. Joliette a su profiter de ce que ses censitaires s’étaient endettés pour les faire travailler au rabais à son projet de colonie, le développement du nord de la seigneurie de Lavaltrie encore inexploité. Il possédait les capitaux et le pouvoir, il a su être un bon colonisateur.

Le récit documenté d’un historien: Un seigneur entrepreneur, Barthélémy Joliette (extraits).

Antoine Manseau

Le curé Manseau connaissait bien les défauts et les qualités de B. Joliette, il était le seul à lui tenir tête. Mais après la mort de Joliette en 1850 l’Église joliétaine en a fait un quasi-saint; la lutte des classes n’a jamais existé à Joliette car on avait de bons patrons chrétiens et charitables. Dans une colonie les colons doivent rester solidaires et surtout ne pas froisser le patron qui donne de l’ouvrage.

Capitalisme, prolétariat et colonisation

Le colonisateur a des capitaux, il a besoin de bras pour les faire fructifier. Le colonisé, l’autochtone, peut les fournir mais pas en Amérique du Nord où il a été décimé; il n’a jamais été un bon colon de toute façon. Vers 1820 la croissance démographique dans les seigneuries du Québec produisait une classe sociale précaire qui n’a eu d’autre choix que de s’enrôler dans l’exploitation des colonies du nord (ou de déménager aux États-Unis).

Courrier de St-Hyacinthe 22 février 1856
Mourir de faim 1856

En 2 ans la forêt autour du village de L’Industrie a été rasée et on a commencé à remonter les rivières pour trouver plus de bois à couper, sans jamais rien replanter: une exploitation coloniale des ressources.

Vivre dans une colonie c’est être entièrement dépendant du colonisateur. Joliette procure les emplois, il est le représentant de la loi, c’est l’ami de Mgr Bourget et du Gouvernement. Le colonisateur est devenu le bienfaiteur, le fondateur, comme dans beaucoup de villes d’Amérique du Nord. Ça permet aux colons d’embellir leur histoire un peu triste en se prenant pour des colonisateurs.

L’horizon politique du colon

C’était en 1850 et on se dit qu’après ces temps héroïques les colons de la colonie de L’Industrie se sont émancipés. Pourtant encore en 1913 les colons de Joliette essayent de se vendre en publiant:

Il existe à Joliette nombre de jeunes gens des deux sexes qui peuvent travailler à des salaires moins élevés qu’ailleurs et notre ville est par conséquent un endroit idéal pour l’établissement d’industries n’exigeant pas une main d’œuvre très exercée.

La chambre de commerce de Joliette en 1913

Dans une autre publication on affirme qu’il n’y a jamais eu de grève à Joliette, que la main d’œuvre y est docile.

Ce n’est pas une affirmation de colonisé mais de colon. La même logique existe dans toutes les colonies où des bras disponibles attendent un colonisateur disposant de capitaux pour exploiter les richesses naturelles accessibles. Exploiter la morue, la fourrure, le bois ou le pétrole jusqu’au bout, quitte à rendre les lieux invivables. Il n’y a pas d’autre choix quand on vit isolé dans une colonie, dépendant d’un colonisateur.

A. Deneault raconte l’histoire des pêcheurs de morue de la Gaspésie entièrement dépendants de patrons qui régnaient sur leur royaume. Plus tard en Abitibi c’est toujours la même logique; il rapporte ce commentaire d’un colon:

Le vrai fond de ça, c’étaient les multinationales qui fallaient qu’y envoient les pauvres s’implanter pour commencer. Pour faire l’ouverture. Quand ça été ouvert, ah! là par exemple! là eux autres, y sont montés et là, des mines, y en a. Pis du bois, c’est épouvantable!

La royauté ça coûte cher

Le débat revient régulièrement, la royauté ça coûte cher! Mais c’est un débat absurde: la république ça coûte aussi cher sinon plus. La vraie question est de savoir si on préfère être sujet de sa majesté ou citoyen responsable.

La royauté ça coûte cher

En insistant sur le colon qui fait le sale travail à la place du colonisateur pour déposséder le colonisé Alain Deneault veut décrire une réalité nord-américaine. Le colon n’a pas le même rapport au territoire que l’autochtone ou le citoyen émancipé. Le colon réalise un projet décidé par le colonisateur pour un salaire dont il doit se satisfaire. Il ne décide jamais rien, il subit la fluctuation des marchés. Pour lui le territoire n’est jamais qu’une richesse à exploiter.

Le colon est une sorte d’idiot bien utile; isolés chacun dans leurs colonies, à la merci du colonisateur, les colons ne peuvent entreprendre aucun projet politique collectif. En concurrence avec les colons des autres colonies ils se battent pour avoir un salaire, prêts à tout.

La réflexion politique du colon se rétrécit alors à une question comptable: la royauté ça coûte cher. Aux États-Unis aussi le gouvernement fédéral coûte trop cher. Alors on économise, les gouvernements rapetissent et le privé prend la relève. Et quand le colon rêve de s’émanciper il suffit de lui faire peur en lui disant qu’il va perdre sa pension de vieillesse.

Il s’agit d’asseoir le statut de colon en tant qu’il continue de nous conditionner aujourd’hui. Le peu de cas que nous avons fait de cette notion, au profit de celles usurpées de colonisé et du couple colonisateur-colonisé, explique les lacunes actuelles de notre conscience de classe.

Alain Deneault
Alain Deneault

J’ai comme l’impression que le monde entier est en train de revenir à un système colonial généralisé; des capitalistes bienfaiteurs prennent en charge leurs pauvres colons idiots mais utiles qui leurs sont reconnaissants.

Comme les précédents cet essai d’Alain Deneault permet de mieux comprendre le système colonial dont le Canada est toujours le parfait symbole. Bande de colons ce n’est pas une insulte, c’est une réalité dont les canadiens ont bien du mal à prendre conscience. Leur identité est tellement confuse que les anglophones ont adopté le mot canadien d’origine française pour se définir alors que les francophones ont adopté le mot québécois qui leur a été imposé par le conquérant lors de la création de la Province of Quebec.

Son essai sur la médiocratie m’avait déjà inspiré un article. Lire aussi mon compte-rendu de la thèse de J.-C. Robert Un seigneur entrepreneur, Barthélémy Joliette.

Carte du Québec

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